Sur la Grande Histoire

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Articles sur l'histoire régionale, nationale et internationale

Patrimoine en danger

Vous souvenez-vous du château de Groussay : ses salons, son petit théâtre et son parc redessiné dans le style des jardins du XVIIIe siècle, ponctué de ces petites constructions appelées fabriques qui nous font voyager dans le temps et l’espace?Charles de Beistegui, richissime amateur de l’art français l’avait acheté en 1938 et avait réaménagé de fond en comble cette construction du début du XIXe siècle, sur les conseils de l’architecte Emilio Terry.

En 2000, le domaine est acheté au neveu et héritier de ce mécène restaurateur par le célèbre producteur de Secrets d’Histoire, Jean-Louis Remilleux, passionné lui aussi par l’art du XVIIIe siècle et admirateur de l’œuvre accomplie par son ami Jacques Garcia au château de Champs-de-Bataille.

ID656 1 Patrimoine en danger  ID656 2 Patrimoine en danger  ID656 3 Patrimoine en danger 

« Depuis que j'ai la charge de ce monument classé dont je me sens davantage le dépositaire que le propriétaire tant la vie humaine est courte devant les siècles d'histoire du patrimoine, je mesure la singularité du génie créatif de Beistegui. Groussay, ce sont le goût et l'audace d'un homme qui, toute sa vie, a transformé les lieux, échafaudé des projets, bousculé les convenances, imaginé un paradis, s'entourant d'artistes anticonformistes, dans le seul souci d'approcher la beauté. Le tout pour son plaisir et celui de quelques amis dans un premier temps. Pour notre enchantement à tous, aujourd'hui.» (*) 

TMH l’avait visité en mai 2011 alors qu’il venait d’être vendu par son propriétaire, désireux d’acheter et de restaurer un autre château, celui de Digoine. Or, dans une interview donnée à la Gazette de Drouot du 4 décembre 2020, Jean-Louis Remilleux, à la remarque du journaliste : «Hélas, le château est aujourd’hui à nouveau à vendre et dans un triste état», affirme : « C’est un crève-cœur. Je pensais l’avoir cédé à des gens riches, qui allaient pouvoir mettre des centaines de milliers d’euros que nécessite l’entretien de ce genre de maison. Je ne pouvais pas imaginer que ces personnes étaient malhonnêtes. » Le château aurait été acheté par une SCI, agissant au nom de la fille du président d’Ouzbékistan, avec des fonds, fruits de blanchiment et de corruption.

ID656 4 Patrimoine en danger ID656 5 Patrimoine en danger 

Ce château, classé monument historique depuis 1993, connaîtra-t-il le sort de celui de Rosny-sur-Seine, classé en 1943. Ce dernier fut en effet acheté par une société japonaise qui, avant de l’abandonner, arracha tout ce qui pouvait se monnayer. L’urbex (l’exploration de bâtiments abandonnés en ruines) est à la mode. Espérons que les propriétés de la duchesse de Charost et de la duchesse de Berry ne connaîtront pas ces curieux impécunieux d’un passé détruit, mais d’autres amateurs privés ou étatiques, dotés de ressources suffisantes pour empêcher vandalisme et mort de ces monuments pourtant soumis à protection.

Françoise Desmonts

(*) Citation de Jean-Louis Remilleux dans Groussay-l'Abécédaire des Châteaux.

La grippe espagnole de 1918 vue par la presse

L’historique

En cette période de crise sanitaire, nous avons tendance à rechercher dans l’histoire des similitudes avec notre pandémie actuelle. Immanquablement, on se tourne vers celle de 1918, qui sous le nom de « grippe espagnole », avait fait des ravages dans le monde entier. Gardons-nous pourtant de toute comparaison entre les deux pandémies, car rien ne permet de les rapprocher. En 1918, le contexte politique était radicalement différent, le virus était tout autre, les mesures de prévention étaient presque inexistantes, le taux de létalité était bien supérieur à ce qu’il est aujourd’hui et enfin la médecine de ce début de XXe siècle était encore balbutiante. Nous verrons d’ailleurs que le charlatanisme allait bon train, dans les journaux abondaient les réclames, souvent déguisées en articles pseudo-scientifiques, pour de prétendus remèdes.
Mais commençons par un petit rappel historique afin de replacer la crise sanitaire de 1918 dans son contexte.
Quand on commence à parler de la grippe espagnole au printemps de 1918, le monde entier est encore en guerre. En France, les troupes allemandes ont atteint Château-Thierry et bombardent Paris avec des canons à longue portée et des ballons dirigeables, les fameux Zeppelins. En avril, de nombreux parisiens fuient la capitale pour se réfugier dans le sud de la France. On craint que Paris ne tombe aux mains de l’ennemi. En juillet, les troupes allemandes passent à l’attaque en Champagne où elles font une importante percée. Mais cette offensive est contrecarrée avec succès par l’armée française. A partir du mois d’août, les alliés attaquant sur plusieurs fronts à la fois regagnent peu à peu les territoires cédés au printemps. En septembre, l’état major allemand ne croit plus en la victoire. Le sort du conflit est scellé. Le 9 novembre, le kaiser Guillaume II abdique. Le 11 novembre, la toute nouvelle République allemande signe l’armistice dans le célèbre wagon de Rethondes, près de Compiègne.

C’est donc en cette période de troubles et d’incertitudes qu’est apparue la grippe espagnole. On l’a appelée « espagnole », car ce furent les journaux hispaniques qui en parlèrent les premiers, ces derniers n’étant pas soumis à la censure. L’Espagne était en effet neutre dans le conflit, ce qui lui valut d’ailleurs quelques moqueries dans la presse française. Dans La Liberté du 25 novembre 1918, on pouvait lire : « Un microbe espagnol, qui se morfondait dans la neutralité, résolut un beau jour de partir en guerre et de conquérir le monde... » Les journaux espagnols ne tardèrent pas à se plaindre qu’on ait associé à tort leur pays à cette nouvelle maladie.

ID652 08 Excelsior 10 jullet 1918 600 ID652 06 Le Regiment 1918 10 24 600


Car en réalité, l’infection serait venue des États-Unis et plus précisément du Kansas où elle aurait fait son apparition dans des camps militaires où 50 000 à 70 000 soldats américains en formation s’apprêtaient à rejoindre le front en Europe. Il y a donc tout lieu de penser que la grippe espagnole débarqua avec ces soldats dans les ports français – ces derniers connurent une période épidémique importante en mai, notamment à Brest et Lorient – avant de faire des ravages dans les lignes alliées et ennemies. Une autre hypothèse serait que le virus serait parti de Chine avant d’atteindre les États-Unis.
Toujours est-il qu’en avril 1918, une première vague épidémique touche l’Europe et se répand rapidement, notamment sur le front, l’infection trouvant un terrain favorable dans les tranchées où les conditions d’hygiène sont extrêmement précaires et où les hommes sont épuisés par des mois de combat et de privations. Bien qu’elle ne participe pas au conflit, l’Espagne, fait partie des pays d’Europe les plus touchés : en mai, 70 % de la population de Madrid est atteinte, dont le roi Alphonse XIII lui-même.
L’épidémie marque le pas en août, mais une seconde vague apparaît en septembre et octobre, celle-là bien plus mortelle que la première. Étonnamment, alors que les grippes traditionnelles touchent plutôt les jeunes enfants et les personnes âgées, le virus de la grippe espagnole fait des ravages chez les jeunes hommes de 25 à 30 ans. Enfin, une troisième vague fera son apparition en février et mars 1919, essentiellement en Grande Bretagne.
Le bilan de la grippe espagnole, que l’on surnomma en France la Grande Tueuse, fut extrêmement lourd, bien plus que la Première Guerre mondiale ; on le compara souvent aux grandes épidémies de peste du Moyen Âge. Les chiffres sont extrêmement variables, allant de 20 millions de morts dans le monde pour les plus optimistes, jusqu’à 100 millions ! Néanmoins, la plupart des historiens s’accordent sur environ 50 millions de morts. Pourquoi de telles disparités ? Pour plusieurs raisons : d’abord, il n’y avait aucune obligation à déclarer une grippe, ensuite les erreurs de diagnostic étaient très fréquentes et enfin, les chiffres restaient extrêmement imprécis concernant certains pays, notamment la Chine et la Russie.
Pour la France seule, les estimations avoisinent les 240 000 victimes.

ID652 02 La Depeche du Berry 8 decembre 1918 600L’impuissance de la médecine

Une évidence s’impose : en 1918, on n’avait ni remède ni vaccin contre les grippes, quelles qu’elles soient. Malgré les découvertes de Pasteur à la fin du XIXe siècle, qui aboutirent au vaccin contre la rage, malgré les recherches sur la tuberculose menées par les docteurs Guerin et Calmette au début du XXe siècle, qui déboucheront plus tard sur un vaccin nommé BCG (du nom de leurs inventeurs), la médecine restait impuissante face à certaines maladies et ce pour une raison simple : on n’avait pas encore découvert les virus. Ces derniers, cent fois plus petits que les bactéries, échappaient en effet au microscopes optiques de l’époque. Il fallut attendre l’invention du microscope électronique, dans les années 1930, pour pouvoir observer pour la première fois un virus. La virologie est donc une science toute récente !
Pourtant, « intox » dirait-on aujourd’hui, un journal italien, l’Epoca, prétendait au mois d’août 1918 : le «  microbe de la maladie a pu être isolé » ! Optimisme exagéré ou mensonge assumé ?

Au vu de cette méconnaissance générale, que préconisait-on en 1918 pour lutter contre la grippe espagnole ? Voici un condensé de ce que l’on pouvait lire dans les journaux de l’époque :

Le professeur Widal, de l’Académie de médecine, recommande dans Le Petit Journal du 8 juillet 1918 :

« Le plus souvent, la guérison se fait spontanément, "les pieds sur les chenets", [...]. Le sulfate de quinine, l'antipyrine, l’aconit sont les médicaments les plus employés. Le sulfate de quinine à la dose de 1 gramme ou de 75 centigrammes semble agir comme moyen abortif. L'antipyrine calme les maux de tête et la courbature. »

Notez bien le « semble » qui montre bien l’incertitude et l’ignorance des médecins face à cette grippe.

La Petite Gironde du 18 août 1918 recommande :

« Il semble, dans l'épidémie actuelle, que la quinine soit moins active que dans les pandémies précédentes. L'aspirine, selon Gotch et Whittingham, aurait un effet plus rapide et plus radical. Les badigeonnages boro-glycérinés de la bouche et du pharynx sont à conseiller. Le malade sera mis à la diète, aux tisanes et au lait pendant la période fébrile. Durant la convalescence, œufs, poisson et jambon seront ordonnés ; on évitera, au dire des Anglais, à cause des complications rénales possibles, viandes, soupes grasses, moutarde, poivre, café et thé. »

 Le Matin du 20 août 1918 rapporte :ID652 04 Le Petit Journal 22 octobre 1918 600

« Une dépêche, vient de nous apporter la curieuse nouvelle qu'un praticien et bactériologiste bien connu de Genève, le docteur Spahlinger, aurait guéri des cas absolument désespérés de cette grippe par l’essence de térébenthine introduite directement dans l'organisme »

Le journal précise que le produit doit faire l’objet d’une injection sous-cutanée… Cher lecteur, si par malheur vous attrapiez une grippe, parlez-en à votre médecin !

La Liberté du 1er octobre 1918 rapporte le fait suivant :

« ... Deux médecins de la Marine, MM. Defressine et Violle, [...] ont évité, dans les hôpitaux, les complications pulmonaires et la contagion en injectant aux malades du sérum anti-pneumococcique à titre préventif […] ou à titre curatif... »

La Mayenne du 29 octobre 1918 se fait l’écho de la découverte d’un médecin militaire, le docteur Luigi Mille :

« Le procédé de M. MiIle est basé sur la méthode prophylactique. Il consiste à extraire une petite quantité de sang au malade. On fait ensuite au même malade une injection sous-cutanée avec le sérum ainsi obtenu. Les résultats sont presque immédiats, les douleurs de tête disparaissent ainsi que la dépression nerveuse, tandis que la température redevient normale. »

L’Écho de Paris du 1er novembre 1918 décrit le nouveau remède d’un médecin autrichien, le docteur Leitner :

« La grippe espagnole est causée par le bacille strepococcus qui peut être détruit au moyen d'injections de sublimé. Sur les 22 premiers cas d'inflammation pulmonaire traités de cette façon, pas un ne fut mortel. »

Je laisse aux spécialistes le soin de vérifier ces assertions !

L’Ère nouvelle du 10 février 1920 – preuve qu’on n’avait toujours pas de remède à cette date – préconise l’injection de sérum anti-pesteux :

« Peut-on sauver à coup sûr les malades gravement atteints de la grippe ? Le docteur Folley le prétend. […] puisqu’il n’a obtenu que des guérisons chaque fois qu’il inocula quelques centimètres cubes de sérum anti-pesteux aux grippés. Plusieurs médecins, qui ont suivi ses travaux, et qui ont eu recours à son remède, s’en déclarent satisfaits. »

A la lecture de ces articles, on se rend compte que les médecins de l’époque n’hésitaient pas à expérimenter de nouveaux traitements sur leurs propres patients. De plus, il semble que leurs recherches étaient totalement empiriques, qu’ils essayaient ce qu’ils avaient sous la main, enfin qu’ils tâtonnaient... Combien de patients ont-ils succombé à ces essais ? Nul ne le sait.
A côté de ces articles, que l’on pourrait qualifier de sérieux, on trouvait dans la presse quantité de remèdes plus ou moins fantaisistes et de réclames pour des potions magiques. En voici un petit aperçu :

Le Mercure de France du 1er septembre 1918 fait dans la dérision :

« Toutefois, voici un remède qui, parait-il, a été expérimenté maintes fois en Angleterre comme en Amérique. Il s’agit de renifler du jus d’oignons. Il paraît que tous ceux qui en ont usé ont été presque instantanément guéris. »

Mais sûrement était-ce du second degré ?

ID652 03 Le Monde illustre 23 novembre 1918 600Avec Le Journal du 19 octobre 1918, c’est un véritable plaidoyer pour l’alcool dans les tranchées :

« ... ne pourrait-on leur faire assez confiance [aux poilus], en ces temps de grippe espagnole, pour leur permettre, en permission et à l’intérieur, de trouver le rhum tant recommandé qui combat cette importune ? »

Et le même journal, dans ce même numéro, d’ajouter :

« Les grogs alcoolisés constituent un excellent préservatif contre les atteintes de la grippe : toutes facilités doivent être données, pendant l'épidémie, de s'en procurer en quantités raisonnables. »

Et pour terminer, quelques réclames publiées çà et là dans la presse. Notez que ces réclames, vantant toutes des remèdes miracles, abondent dans les colonnes des journaux à partir de l’automne 1918, au moment de la seconde vague.

« Avec son puissant "Rheastar", la Doctoresse américaine Rhea Alker a réussi à supprimer la virulence infectieuse des bacilles tuberculeux et grippaux. Non toxique, bon pour l'estomac, bienfaiteur surtout des alvéoles pulmonaires, le "Rheastar" a vite fait de découvrir et d'atteindre le siège du mal, car, à cause de sa douceur, il est accueilli en ami par nos cellules. »

« Pendant l’épidémie de grippe espagnole qui sévit actuellement, on ne saurait trop recommander de prendre du GRIPPECURE. C’est un remède excellent pour guérir le mal dès qu’il paraît et même pour le prévenir. »

« Le docteur A. Nebel a établi sous le nom d'influenzinum un remède à la fois préventif et curatif de la grippe espagnole. Comme curatif, il a obtenu avec ce remède des résultats surprenants, à condition bien entendu qu'il soit employé à la première phase d'une maladie qui évolue si rapidement que le plus souvent, à partir du troisième jour, il n'y a plus rien à faire. »

« L'expérience de ces derniers mois montre que La MYCOLYSINE du Docteur Doyen exerce contre cette maladie une influence à la fois préventive et curative en multipliant les défenses naturelles de l'organisme. »

« Le meilleur préservatif [contre la grippe espagnole], c’est le Vin régénérateur Pastor, à base de quinquina, kola, etc, etc. Prix 10 fr le litre. »

10 fr le litre (environ 18€) : voilà une bonne affaire !

On le voit, l’impuissance de la médecine face à cette grippe est frappante, ce qui explique le très lourd bilan de cette pandémie au niveau mondial. Mais d’autres facteurs aggravants l’expliquent également, notamment le manque de prévention.

La prévention en question

Aujourd’hui, pour nous prémunir contre le Coronavirus, nous avons à notre disposition toute une batterie de recommandations et de moyens : masques, gants, gel hydroalcoolique, ainsi que les gestes barrière, etc. En 1918, rien ou presque de tout cela. Pour se protéger, encore eut-il fallu prendre cette maladie au sérieux, or beaucoup traitaient le sujet sous l’angle de la dérision : la grippe espagnole n’étant que la dernière mode. « C'est une maladie à la mode. Elle a été lancée a Madrid par le roi d'Espagne et par le ministère tout entier. », peut-on lire dans les colonnes de L’œuvre du 21 juin 1918. Et le journaliste de poursuivre sur le même ton moqueur « Je n'ai aucune raison pour ne pas vous avouer que depuis deux jours je suis assez mal fichu : lourdeur de tête, vertige d'estomac, fatigue générale. Je pourrais m 'inquiéter des suites de cette indisposition si je n'avais pris mon parti aussitôt d'avoir la grippe espagnole et rien d'autre. Je sais que ce n'est pas grave et qu'il faut l'avoir, comme il faut que les petits chiens aient la maladie et les enfants des fièvres éruptives. » Dans L’Homme libre du 12 juillet, on pouvait lire que « les plus doctes » savants pensent « qu'il s'agissait tout simplement de la grippe - ou de l'influenza - ou de quelques autres affections à nous étranges, mais toutes identiques et qui ne seraient autres, dans leur multiplicité, que la simple... fièvre de courbature. Ainsi ce mal qui répand la terreur ne résisterait pas à deux cachets de quinine…. »

Mais le pire venait des autorités, qui, en ces temps de guerre, ne faisaient guère de publicité autour de l’expansion de l’épidémie, les journaux « relayant ce silence ». Ces derniers ne commencent à évoquer le phénomène qu’à la fin du printemps de 1918, laissant entendre que la France n’est pas concernée. L’un des premiers fut l’Éclair, qui, le 30 mai 1918, parle d’une « épidémie de grippe d’une violence extraordinaire [qui] a éclaté en Espagne. Plusieurs milliers de cas de cette maladie infectieuse ont été constatés à Madrid et dans les principales villes espagnoles. » La grippe frappe ensuite le Portugal (L’Intransigeant du 27 juin), puis l’Allemagne (L’Action française du 30 juin), l’Angleterre (La Gazette de Biarritz-Bayonne et Saint-Jean-de-Luz du 1er juillet) et la Suisse, mais toujours rien en France.
Mieux, il semble que la grippe ait choisi son camp, si l’on en croit Le Matin du 7 juillet, qui, comme tous les journaux de l’époque, fait preuve d’un optimisme extraordinaire :

« … on [...] signale [la grippe] en Angleterre, en Suisse, en Allemagne. En France, elle est bénigne ; nos troupes en particulier y résistent merveilleusement. Mais de l'autre côté du front les Boches semblent très touchés par elle. Est-ce le symptôme précurseur de la lassitude, de la défaillance des organismes dont la résistance s'épuise ? Quoi qu’il en soit, la grippe sévit en Allemagne avec intensité. »

Ou encore, dans La Presse du 12 juillet 1918 :

« … la "grippe des Flandres", c'est le nom que les Allemands donnent à la "grippe espagnole", continue à se répandre sur les troupes ennemies, qui ont été beaucoup plus atteintes que les nôtres. »

Et d’ailleurs, bien plus préoccupant que la grippe pour les Français, il y a toujours l’occupation du territoire par les Allemands : « La grippe espagnole continue ses méfaits… Mais on espère la disparition prochaine de la peste boche. » (Le Journal du 10 août 1918). A l’époque, on ne mâchait pas ses mots !

Toutes ces déclarations rassurantes pour le public n’incitaient pas les Français à prendre leurs précautions et nous avons vu que les autorités elles-mêmes ne souhaitaient pas dramatiser le phénomène. En conséquence, on assista à un manque patent de prévention : tout au plus recommandera-t-on à l’automne, au moment où la pandémie battait déjà son plein, d’éviter les rassemblements, d’aérer les maisons et de ne pas rendre visite aux malades. Quant au port du masque, il n’était qu’exceptionnel en France, si l’on en croit cette anecdote rapportée par l’Œuvre du 6 novembre 1918 :
Une femme, qui suivait scrupuleusement les conseils de son médecin, portait un masque lorsqu’elle entra dans une église parisienne. L’irruption de cette femme masquée en plein office de la Toussaint, provoqua un petit scandale. « Les petits enfants de chœur en soutane rouge et surplis blanc, le suisse chamarré de façon magnifique, ne purent se tenir de murmurer : "- Nous ne sommes pourtant pas au carnaval." » Le journal poursuit en faisant remarquer que les « avantages du masque ne sont réels que [s’il] est porté par tout le monde. » Et il conclut en mettant en avant un argument inattendu en faveur du port du masque : « Portons le masque, qui rétablira la véritable égalité parmi les citoyens inégaux en âge et en beauté, qui réparera le désavantage dont souffrent aujourd’hui les hommes timides, les femmes laides, les vieillards, et tous ceux et toutes celles qui sont inhabiles dans l’art de feindre. » Peut-être devrait-on suggérer à nos gouvernants d’aujourd’hui de promouvoir le masque de cette façon !
Il semble pourtant que le port du masque ait été recommandé en Angleterre au plus fort de l’épidémie qui a sévi à Londres au début de 1919. Le journaliste de l’Excelsior (26 février 1919) décrit la scène avec un étonnement condescendant :

« La grippe, dite espagnole, bien qu'elle sévisse jusqu'en Océanie, vient de faire adopter dans la capitale anglaise une mode bien autrement curieuse : c'est le port du masque respiratoire pour éviter la contagion. Dans les quartiers les plus fréquentés, on voit passer maintenant des dames, des soldats, de graves civils protégés contre le fâcheux et mystérieux microbe, en la plus étrange des mascarades. »

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La grippe espagnole ne se cache plus

On constate, à partir de la fin de l’été 1918, un revirement dans la presse française. L’épidémie ayant pris des proportions inquiétantes, il n’est plus question de l’ignorer et apparaissent dans les journaux les premiers articles alarmistes :

Le Petit Journal du 11 septembre annonce qu’à « Brest, notamment, en moins de deux mois, on a relevé 4838 cas qui ont entraîné la mort de 53 personnes. »

A la Chambre, M. de Kerguézec, député des Côtes-du-Nord, se permet d’interpeller le ministre de la Marine à propos de l’état sanitaire des ports de Rochefort, de Lorient et de Brest :

« Une épidémie violente, a déclaré le député, a sévi dans ces derniers ports disant que si des précautions avaient été prises, nous n'aurions pas à déplorer, rien que pour les ports de Lorient et de Brest, plus de 450 morts parmi les engagés de la classe 1920. »

(Le Petit Journal du 25 septembre).

On voit que le ton a changé et que l’insouciance a fait place à l’inquiétude et même à la colère.

Dans La Dépêche du 25 septembre, on découvre que « LA GRIPPE ESPAGNOLE SÉVIT PARTOUT : […] De tous les points de la France on signale les méfaits de la grippe espagnole. Elle a fait ajourner la rentrée des écoles dans tout le département des Hautes-Alpes. »

Le XIXe siècle du 22 octobre 1918, quant à lui, s’inquiète d’une ID652 05 Le Petit Journal 22 octobre 1918 600
pénurie de médicaments. Le journal rapporte que M. Lucien Dumont, député de l’Indre a interrogé à la chambre M. Pams, ministre de l’intérieur, sur les mesure prises « pour assurer à la population de Paris et de province les soins médicaux et les médicaments qui font actuellement défaut. Le député de l'Indre fait observer qu'il est presque impossible de se procurer à Paris de la quinine, de l'antipyrine, du formol du benzo-naphtol, médicaments particulièrement recommandés par les médecins contre la grippe. »

Parmi les nombreux articles sur la grippe espagnole qui paraissent dans les journaux en cet automne 1918, il en est un fort intéressant car son auteur, lui-même victime de la maladie, fait partager son expérience à ses lecteurs. Sous le titre de « Impressions d’un rescapé », cet article publié en première page de La Lanterne du 1er novembre commence par « J'ai failli en claquer » :

« Voici donc l'histoire d'une grippe.
II y a deux semaines, un soir, sans que rien pût me faire pressentir la chose, j'éprouvais soudain à la gorge un picotement et un malaise bizarre. Chose caractéristique, nous sommes six à la maison, tous les six nous avons été pris en même temps.
La fièvre se déclare. On passe la nuit ainsi. Le lendemain, voulant réagir, je prends un cachet d’aspirine, la fièvre disparaît et je pars faire une promenade au soleil : je n'éprouve plus rien. Mais ce n'était qu'une accalmie trompeuse. Vers midi, il fallut m'allonger.
Tisanes, bouillons, purge.
La grippe tient bon.
Chez les enfants, elle demeure légère. Mais les parents en tiennent.
Trois jours après le début, les phénomènes s'aggravent. Peut-être ai-je tort d'aller stationner au soleil dans le jardin. Une congestion pulmonaire se déclare. Ça commence par devenir inquiétant. Le docteur vient. Il n'a pas une mine bien réjouie, mais il veut bien me dire -"II n’y a pas péril en la demeure."
[…]
Comment ai-je supporté un jour durant les cachets de pyramidon dont on assomma mon estomac pour calmer une fièvre qui ne voulait rien entendre et qui, du reste, ne disparut finalement que lorsqu'elle le voulut bien ?… Je le dois sans doute à la résistance de mon organisme.
[…]
La conclusion qui se dégage de cette petite expérience dont j'ai voulu faire profiter nos lecteurs est la suivante :
Tout d'abord, lorsque l'épidémie s'abattra sur une famille, qu’on ne s'affole pas !… Mais qu'on impose aux enfants le lit jusqu'à disparition de la fièvre et qu'on observe soi-même rigoureusement le repos et les précautions d’hygiène élémentaire ; - pas de refroidissement surtout... Je crois que l'on évitera ainsi les complications. La grippe par elle-même ne me paraît pas terrible : mais gare aux imprudences !…
Louis Roya »

Ce témoignage édifiant sur la gravité de la grippe, qui par ailleurs était extrêmement contagieuse, nous amène à nous intéresser de plus près à cette infection et à ses causes.

 Que sait-on aujourd’hui de la grippe espagnole ?

Notre connaissance du virus de 1918 n’est aujourd’hui encore que parcellaire. En 1998, dans le cadre d’une expédition menée sous l’égide de la canadienne Kristy Duncan, une équipe de scientifiques part étudier les corps de travailleurs décédés de la grippe espagnole et qui avaient été enterrés dans le sol glacé du Spitzberg, à Longyearbyen. Mais les résultats de cette expédition, par ailleurs très médiatisée, furent mitigés, les corps n’auraient été qu’imparfaitement conservés.
ID652 07 Petit Marsellais 29 10 1918 600Au début des années 2000 des scientifiques parviennent néanmoins à reproduire artificiellement le virus : « Entre 1999 et 2004, plusieurs équipes internationales ont caractérisé et séquencé les gènes du virus de 1918, ce qui a permis de les assembler, et de produire artificiellement un virus hautement pathogène, qui tue rapidement les souris sur lesquelles il a été testé. » (Jean Michel Bader, Le Figaro, oct. 2007). Le virus ainsi reconstitué est injecté sur des macaques : l’effet est foudroyant, déclenchant aussitôt chez ces primates de graves détresses respiratoires. Selon le docteur Yoshihiro Kawaoka, virologue à l'université du Wisconsin-Madison, à l’origine de ces expérimentations, « le virus de 1918 est capable de désorganiser toutes les voies de signalisation du système immunitaire et de contrer la réponse antivirale. Tout au long de la maladie expérimentale, la réponse de défense du corps est en effet altérée, retardée, comme si des gènes du virus lui-même agissaient sur le système immunitaire de la victime. » Selon Patrick Berche, professeur de microbiologie à l'hôpital Necker, le virus de 1918 « était 10 000 fois plus virulent que la souche H1N1 qui circulait en 2005 ».
Selon le professeur Michael Worobey, biologiste à l'Université d'Arizona, « le virus responsable de la grippe espagnole est né de la combinaison d'une souche humaine (H1), provenant de la grippe saisonnière H1N8, en circulation entre 1900 et 1917, avec des gènes aviaires de type N1. Ainsi naquit, en 1917 ou 1918, une souche H1N1, lointain ancêtre de la variante qui fit trembler le monde en 2009. » (Pauline Fréour, Le Figaro avril 2014.)
Aujourd’hui, la plupart de scientifiques s’accordent en effet sur le fait que le virus de la grippe espagnole de 1918 serait de souche H1N1, mais sous une forme particulièrement virulente et extrêmement contagieuse.
D’après le site https://www.quebecscience.qc.ca, Radio-Canada recueillit en 1976 le témoignage du docteur Albert Cholette, qui avait été confronté à la pandémie de 1918 alors qu’il était tout jeune médecin à Montréal. Son récit est pour le moins effrayant : « J’étais en face d’une maladie terrible, jamais vue à Montréal de mémoire d’homme. […] Les malades devenaient bleus, ils ne pouvaient plus respirer. […] Il m’arrivait de voir 50 cas par jour, et parfois 4, 5 ou 6 malades dans la même famille, tous couchés ; je revenais le lendemain, et 2 ou 3 d’entre eux étaient morts. »

Il ne fait donc aucun doute que cette pandémie fut l’une des pires que l’humanité ait connu. Son surnom de la Grande Tueuse n’était pas usurpé. On comprend aisément qu’elle se soit propagée si rapidement dans les tranchées, où les conditions de vie des soldats étaient extrêmement difficiles, d’autant qu’elle touchait principalement les jeunes hommes. Mais on a vu qu’elle touchait tout autant les populations civiles, elles aussi mal nourries et mal protégées : le port de masque était anecdotique, les conditions d’hygiène précaires et ce que nous appelons aujourd’hui « les gestes barrière » étaient inconnus. Comme aujourd’hui, où la COVID-19 s’est propagée par le biais des transports aériens, le virus de 1918 s’est répandu dans le monde entier à la faveur des moyens de transport de l’époque, le train et le bateau, jusqu’aux confins même de l’Océanie, n’épargnant aucune communauté. Pourtant très éloignés des foyers d’infection d’Europe et d’Amérique, les Maoris auraient connu des taux de mortalité effroyables : de 27 à 80 %, selon le site https://www.medecinesciences.org.

En guise de conclusion

Jeanne Eulalie, la troisième des quatre enfants de mon arrière-grand-père Maximilien (ma grand-tante), vivait à Marignane quand elle décéda le 7 octobre 1918, en pleine seconde vague de l’épidémie, celle qui fut la plus meurtrière. Elle n’avait que 28 ans. Bien sûr, je n’en ai pas la certitude, mais j’ai toujours soupçonné qu’elle avait succombé à la grippe espagnole. Il est certain que de nombreuses familles françaises ont dans leur arbre généalogique au moins un ancêtre qui fut victime de la Grande Tueuse. Ayons une petite pensée pour eux, nous qui pestons contre le port du masque ou contre les restrictions imposées par les gestes barrière.

Jean-Claude Desmonts

Sources tirées de l’application RetroNews de la BNF.

 

 

Le carnet de poilu de Robert Solleret

Le carnet de poilu de Robert Solleret

 

Cliquer ici pour afficher le contenu complet ....... Merci à Dominique Lemaître pour la transcription

 

 

Le Corbusier : de la villa Savoye à un musée du XXe siècle parisien

Après la célébration du cinquantième anniversaire de la mort de Le Corbusier en août 2015, le 6 octobre dernier a été commémoré le 130e anniversaire de sa naissance.

Deux événements m’ont fait découvrir une petite partie de son œuvre et un pan de sa personnalité. Ce fut d’une part la visite de la villa Savoye où était présentée une exposition de dessins, de plans et de lettres incendiaires de Madame Savoye.

ID449 01 Grand Palais

D’autre part, pour documenter une conférence sur l’héritage des Expositions Universelles, j’appris, en lisant un livre sur l’histoire du Grand Palais, que Malraux lui avait demandé d’élaborer un projet de musée du XXe siècle à Nanterre. Or, le concepteur de la Cité Radieuse avait imaginé de réaliser son musée, non dans une lointaine banlieue mais dans le secteur du Grand ID449 02 Assembléeet du Petit Palais qui, rayés sur ses plans, devaient être détruits. Les palais trop éclectiques ou trop art nouveau ou trop classiques, en un mot passéistes laisseraient place à une construction, fruit de la fulgurance d'un génie à l'avant-garde de l'art contemporain.
Cette brillante idée n'a pu être concrétisée car Le Corbusier décéda quelque temps après. Le ministre de la Culture, le protecteur, entre autres, du désert de Retz aurait-il finalement cédé au caprice de l'homme de l'Art ?
Je dois avouer que, rétrospectivement, je me suis dit que ces monuments de Paris, après avoir évité les destructions de deux guerres mondiales, avaient échappé à la démolition d'un pacifiste, soucieux de préserver ses propres ouvrages.

Il est honnête de rappeler que, par la suite, le Grand Palais échappa encore à la fureur de destruction qui emporta le palais Rose et les halles de Baltard.ID449 03 Palais Rose
Il est souvent plus facile et sans doute moins coûteux de faire table rase de bâtiments anciens plutôt que de changer leur destination comme cela a été fait pour la gare d'Orsay et avec quel brio! Et il est sans doute plus gratifiant pour un architecte de laisser sa marque dans une ville prestigieuse.
Décidément, il fallait que j’en sache plus sur ce « poète de l’angle droit » ! J’ai visité beaucoup de ses sites où des idées intéressantes ont été souvent mises en échec par un manque de savoir-faire technique et où, vers la fin de sa vie, il a lui-même tempéré le tout-béton.

 

Françoise DESMONTS

(*) G.PLUM, Le Grand Palais, Paris 2008, p. 176.

 

Boston, Triel, Paris, le voyage de Thomas Jefferson

Le titre de cet article peut surprendre ! Et pourtant c'est bien la réalité, une réalité aujourd'hui complètement oubliée des Triellois, mais un président américain, et non des moindres, le troisième Président des États-Unis, l'auteur de la Déclaration d'Indépendance, est passé à Triel. Il est vrai qu'à l'époque, il n'était pas encore président, mais un jeune diplomate qui venait d'être fraîchement nommé auprès de l'ambassadeur des États-Unis à Paris, Benjamin Franklin. Et c'est lors de son voyage de Boston à Paris qu'il s'est arrêté dans le village de Triel, le soir du 5 août 1784. Mais avant de relater dans le détail les péripéties de ce voyage mouvementé, attardons-nous un peu sur la personnalité de cet homme méconnu en France.

Qui était Thomas Jefferson ?

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Thomas Jefferson fut pleinement un homme de son temps, un homme des Lumières, un homme à l'esprit ouvert qui pourtant eut une attitude pour le moins ambiguë à propos de l'esclavage en vigueur à cette époque dans le Sud. Bien que de formation éminemment classique, il s'intéressait à tout ce que son siècle inventa et il était doué de mille talents. Comment le définir en quelques mots, lui qui fut à la fois homme d'état, avocat, musicien, philosophe, diplomate, architecte et... le troisième président des États-Unis ?

Thomas Jefferson naquit le 2 avril 1743, le troisième d'une famille de dix enfants. Il reçut donc une solide éducation classique fondée sur l'étude du latin et du grec, langues dans lesquelles il excellait ; il était, dit-on, capable de lire les auteurs les plus difficiles. Il acquit aussi de très bonnes connaissances en français. Mais cet amour pour les lettres ne l'empêchait pas de s'intéresser aussi aux sciences ; il écrivit un jour « Quand j'étais jeune, les mathématiques étaient la passion de ma vie ». Plus tard, à l'occasion de son séjour en France, il apprit l'espagnol et l'italien et même des rudiments d'allemand ! Encouragé par son père, Thomas suivit aussi des études de musique et, devenu talentueux violoniste, il se produisit souvent chez le Gouverneur Fauquier. Il fit ensuite des études de droit, tout en s'intéressant à des domaines aussi variés que la géologie, la botanique ou l'agriculture. A la mort de son père en 1757, il hérita d'un vaste domaine, exploité par plusieurs dizaines d'esclaves, dont il prit la direction dès l'âge de vingt-et-un ans. En 1767, il fut admis au barreau de l’État de Virginie et en 1769, il commença la construction de sa maison de Monticello, qui fut la grande œuvre de sa vie. Il s'attacha à l'améliorer sans cesse, comme par exemple dès son retour d'Europe, inspiré par le classicisme français et surtout par l'architecture antique pour laquelle il éprouvait une véritable passion. Lorsqu'il visita le sud de la France, il tomba sous le charme de l'antique Nîmes en y découvrant « les vestiges les plus parfaits qui existent sur Terre » et fut fasciné par la célèbre Maison Carrée qu'il « admire pendant des heures entières, comme un amant sa maîtresse ».

Le 1er janvier 1772 il épousa Martha Wayles Skelton, fille du célèbre avocat John Wayles. Martha avait déjà épousé en premières noces Bathurst Skelton, en 1766, mais deux ans plus tard, elle s'était retrouvé veuve,... à l'âge de vingt ans ! Dès la première année de son mariage, Jefferson, toujours soucieux d'embellir son cher Monticello, commença à en aménager les jardins.

En juin 1775, après huit années passées au barreau, il abandonna définitivement le droit pour se consacrer pleinement à la politique, ce qui l'amena à participer activement à la Révolution américaine. Peu de temps après, il occupait le siège de George Washington au Congrès, que ce dernier avait dû céder, appelé à devenir le leader des révolutionnaires en lutte contre les anglais.

ID310 03-Declaration indépendanceEn mai 1776, en collaboration avec Benjamin Franklin et John Adams, Jefferson commença la rédaction de la Déclaration d'Indépendance, qui allait donner naissance à la nation « libre et indépendante » des États-Unis d'Amérique « dégagée de toute allégeance à la Couronne britannique. » Le texte définitif fut adopté dans la soirée du 4 juillet, date devenue depuis symbolique pour tous les Américains.

En octobre 1776, alors que la guerre d'indépendance faisait toujours rage en Virginie, Jefferson se vit proposer un poste de diplomate à Paris. Mais il déclina l'offre, préférant en cette période de troubles, rester au service de l'état de Virginie, d'autant que la guerre avait ruiné ses plantations lui infligeant de lourdes pertes financières. Et en juin 1779, Jefferson fut élu gouverneur de l'état de Virginie, à trente-six ans.

Deux ans plus tard le malheur le frappa avec le décès de son épouse Martha, « compagne chérie dont l'affection, toujours égale et toujours partagée, m'avait donné dix ans de bonheur » écrivit-il dans ses mémoires. Il se retrouva seul avec ses trois filles encore jeunes : Martha âgée de l0 ans, Mary âgée de 4 ans et Lucy Elisabeth qui n'avait que quelques mois. Cette épreuve le bouleversa profondément et en dépit de quelques relations qu'on lui prêta par la suite, il ne se remaria jamais. Lors de son séjour en France, il rencontra Maria Coseway, avec laquelle il eut une relation suivie. On soupçonne également Jefferson d'avoir eu des enfants d'une de ses esclaves, Sally Hemings. D'ailleurs, cette affaire défraya longtemps la chronique dans les gazettes à tel point que, poussée par ses opposants, elle pollua régulièrement sa présidence. Aujourd'hui le doute persiste car les tests ADN effectués en 1998 sur les descendants Hemings et Jefferson n'ont permis ni de confirmer, ni d'infirmer la paternité de Jefferson.

En juillet 1784, Jefferson fut nommé à Paris auprès de Benjamin Franklin et John Adams. Il embarqua le 5 juillet à Boston et c'est lors de ce voyage vers la France qu'il passa par Triel comme nous le verrons plus loin. En mai 1785, Benjamin Franklin, très âgé et devenu invalide, rentra aux États-Unis ; Jefferson le remplaça en tant qu'ambassadeur. Il vouait une profonde admiration au vieil homme, son aîné de 37 ans ; on lui prête à son sujet ce mot d'esprit, lorsqu'un ministre français lui demanda : « Je suppose que vous remplacez M. Franklin. » Jefferson répondit « Je succède au Dr. Franklin. Personne ne peut le remplacer. » Jefferson l'appelait toujours respectueusement Docteur Franklin.

Si les Français le trouvaient froid, Jefferson aimait pourtant beaucoup la France, ses paysages, son architecture, sa peinture, sa musique, son climat et son vin ! Lors de son voyage dans le Sud il fut enchanté par le climat méditerranéen et il écrivit à l'un de ses amis « S'il devait arriver que je meure à Paris, je vous prierais de m'envoyer ici pour m'exposer au soleil. Je suis sûr qu'il me ramènerait à la vie. » Quant à sa passion pour le vin, il la résume en une phrase : « Le bon vin est une nécessité quotidienne pour moi. »

En janvier 1785, le malheur le frappa de nouveau. A des milliers de kilomètres de Monticello, il apprit la mort de sa dernière fille, Lucy Elizabeth, âgée de trois ans. Heureusement en juillet 1787, il eut le bonheur de retrouver sa jolie petite « Polly » (Mary), âgée alors de neuf ans et qui, accompagnée d'une servante noire, avait fait le long voyage depuis la Virginie pour le rejoindre.

Mais son séjour en Europe touchait à sa fin et en septembre 1789, alors que la France était en pleine Révolution, Jefferson, nommé secrétaire d'état auprès de Georges Washington, quitta Paris accompagné de ses deux filles pour rentrer en Virginie.

De retour dans son pays, l'ancien ambassadeur à Paris se heurta bientôt aux écueils de la politique intérieure. Jefferson fut si vivement contesté que, cédant aux lourdes critiques de ses adversaires, il finit par démissionner en 1794 et déclara même vouloir se retirer de la vie publique.

Pourtant en 1796, renouant de nouveau avec la popularité, il décida de se lancer à la course à la présidence. Mais, malheureux candidat, il fut battu de peu par son adversaire John Adams élu avec seulement trois voix d'avance. Il fut néanmoins nommé vice-président,... en attendant son heure. L'attente ne fut pas longue car en 1801, Jefferson fut élu 3ème Président des États-Unis et, comme Georges Washington, il fera deux mandats. C'est au cours de sa présidence qu'intervint en 1803 la célèbre vente de la Louisiane par la France (« la faute à Napoléon » dit la chanson!), qui permit à Jefferson de doubler la surface du pays. Ce qu'on appelait la Louisiane à l'époque était en fait un immense territoire de plus de 2 millions de km² qui s'étendait de l'actuelle Louisiane au sud-est jusqu'au Montana au nord-ouest. C'est aussi à ce moment que la ville de Washington, où Jefferson reçut son investiture, devint la capitale fédérale.

A la fin de son second mandat, en 1809, Jefferson se retira dans sa propriété de Monticello où il passa une retraite pour le moins active, entre la gestion de son domaine, de ses plantations et sa nouvelle entreprise : la construction de l'Université de Virginie. Ce fut sa dernière passion, sa dernière grande œuvre. Le vieil homme en fut l'architecte, il en dessina les plans et il supervisa les travaux.

Le sort voulut qu'il s'éteignît le 4 juillet 1826, le jour même du cinquantième anniversaire de la Déclaration d'Indépendance. Aujourd'hui, Thomas Jefferson repose dans sa propriété de Monticello et on peut lire sur sa pierre tombale « Ici a été inhumé Thomas Jefferson, Auteur de la Déclaration d'Indépendance américaine, du statut de la Virginie pour la Liberté Religieuse, et père de l'Université de Virginie. »

Mais revenons maintenant à cet événement qui nous intéresse particulièrement, à savoir le voyage du jeune diplomate de Boston à Paris.


 

En route vers Paris

Thomas Jefferson fut donc nommé en 1784 comme adjoint de l'ambassadeur à Paris, Benjamin Franklin, avec pour mission de mener des négociations commerciales avec l'Europe. Cette nomination devait le réjouir à plus d'un titre : d'abord elle allait lui permettre de découvrir le vieux continent, berceau des civilisations antiques qu'il aimait tant et ensuite elle le rapprochait du Docteur Franklin, à qui nous l'avons vu, il vouait une vive admiration.

Le 5 juillet 1784, Jefferson embarqua à Boston à bord du Ceres, accompagné seulement de sa fille aînée Martha, âgée de onze ans (il l'appelait « Patsy ») et d'un jeune domestique noir, James Hemings. Ses deux autres filles, trop jeunes pour un si long voyage, restèrent auprès de leur nounou à Monticello. Rappelons qu'à cette époque Jefferson était veuf depuis deux ans.

Prévoyant, le diplomate avait pris la précaution d'acheter, quatre jours auparavant, quarante-huit bouteilles de hock, un vin blanc du Rhin qu'il allait immanquablement partager avec ses compagnons de voyage. Il n'y avait que six autres passagers à bord, dont le propriétaire du navire, Nathaniel Tracy. La traversée fut très agréable, elle ne dura que dix-neuf jours, ce qui était exceptionnel pour l'époque et ils eurent un temps magnifique. Martha écrivit à l'une de ses amies « nous avons eu un beau soleil tout le temps, avec une mer aussi calme qu'une rivière. » Jefferson prenait plaisir à tout noter dans son carnet : les variations météorologiques, la distance parcourue chaque jour, ses observations de baleines, de requins et d'oiseaux marins. Il en profita aussi pour perfectionner son espagnol en étudiant Don Quichotte. Martha rapporta plus tard que la nourriture à bord était excellente.

ID310 04-Martha-PatsyTout allait donc pour le mieux, lorsque, à l'approche des côtes anglaises, la pauvre Martha fut atteinte de fièvre. Jefferson espérait trouver rapidement un bateau qui lui ferait traverser la Manche, mais le très mauvais temps qui y régnait lui fit renoncer à ce plan et ils débarquèrent sur l’Île de Wight. Finalement, l'état de Martha ne s'améliorant pas, Jefferson décida de traverser le bras de mer qui les séparait de l'Angleterre et ils accostèrent à Portsmouth où ils prirent pension au Bradley's Crown Inn. Jefferson fit alors appel au docteur Meeks, qui se déplaça à deux reprises au chevet de Martha, et il engagea deux infirmières pour veiller sur elle. Après trois jours, le 29 juillet, rassuré de voir sa petite « Patsy » en meilleure santé et entre de bonne mains, Jefferson décida de visiter les proches alentours de Portsmouth. Il loua une voiture et fit un circuit autour de la baie de Portsmouth par Portchester et ses anciennes fortifications romaines, Fareham, Titchfield et Gosport.

Enfin Martha de nouveau sur pied, ils embarquèrent pour Le Havre le 30 juillet à six heures du soir. Si la première partie du voyage avait été idyllique, la traversée de la Manche, bien que plus courte, fut un véritable enfer. Martha en fit plus tard une peinture très vivante.

« Il pleuvait violemment et la mer était furieuse, si bien que j'ai été presque aussi malade que la première fois, quand je le fus durant deux jours. La cabine n'avait pas plus de trois pieds de large sur environ quatre pieds de long. Il n'y avait pas d'autre meuble qu'un vieux banc collé à la paroi. La porte par laquelle nous étions entrés était si basse que nous avions été obligés de la passer à quatre pattes. Il y avait deux autres petites portes sur le côté qui donnaient accès à nos couchages, lesquels consistaient en deux espaces fermés avec deux couvertures, sans autre lit, ni matelas, si bien que je dus dormir tout habillée. De crainte de voir la pluie entrer, nous maintenions la porte close et comme notre cabine était dépourvue de hublot, nous fûmes obligés de rester constamment dans le noir. »

Après cette nuit mouvementée, ils accostèrent au Havre le lendemain matin 31 juillet à sept heures. Martha poursuit son récit : « Papa parlait très peu français et moi pas un mot. Un gentilhomme irlandais, un parfait étranger pour nous, voyant notre embarras a été assez bon pour nous conduire jusqu'à un hôtel, ce qui nous a bien aidés. »(1)Ils s'installèrent à l'Aigle d'Or et y restèrent trois jours. Le 3 août au matin, ils prirent la route de Rouen, passèrent par Bolbec, Yvetôt, Barentin et atteignirent la « capitale de la Normandie » dans la soirée. Ils prirent pension dans un hôtel de la vieille ville, La Pomme de Pin, où ils restèrent deux jours.

Le charme de la vieille cité normande, avec ses étroites rues tortueuses, ses maisons à colombages, sa cathédrale gothique, son Palais de Justice, son Hôtel de Ville et ses quais animés, séduisit beaucoup Jefferson. Mais il n'en parle pas dans son carnet, tout juste sait-on qu'il acheta un couteau, quelques noix et comme à son habitude, des livres.

Le 5 août au matin, ils reprirent la route et suivirent la vallée de la Seine en direction de Paris. Ils traversèrent successivement Gaillon, où se dresse « l'un des premiers monuments de la Renaissance en France », Vernon puis Mantes où ils firent une halte.

Martha, enchantée par les paysages de la vallée de la Seine, rapporta dans une lettre à une amie qu'elle traversait « le plus beau pays que j'aie jamais vu de ma vie, c'est un jardin parfait. » Mais en revanche, dans cette même lettre, elle déplore aussi la mendicité : « nous aurions eu un très agréable voyage [...] si la singularité de notre attelage n'avait pas attiré l'attention [...] chaque fois que nous nous arrêtions, nous étions entourés de mendiants. » Jefferson voyageait en effet dans une voiture qu'il avait spécialement rapportée d'Amérique et qui devait paraître bien étrange aux paysans de la région (déjà le mythe de la belle américaine ?). Et ces nobles étrangers, qui se déplaçaient avec un serviteur noir, devaient certainement venir d'un pays très lointain, d'un eldorado peut-être...

ID310 05-Grille-de-ChaillotA Mantes, ils prirent le temps de visiter la cathédrale « qui a autant de marches, pour atteindre le sommet, qu'il y a de jours dans l'année », puis ils poursuivirent leur route jusqu'au village de Triel où ils passèrent la nuit, après cette journée bien remplie. Les ouvrages sur Jefferson sont peu diserts sur son court séjour à Triel. Ont-ils visité le château, encore debout à cette époque, ou l'église médiévale ? Tout au plus, George Shackelford, dans son œuvre Thomas Jefferson's travels in Europe, 1784-1789, nous apprend-il que nos voyageurs américains auraient couché à l'Hôtel de la Poste. On peut alors supposer qu'il s'agissait de l'Auberge de l'Image qui se trouvait à l'emplacement de l'actuelle poste.

Toujours est-il qu'ils quittèrent Triel tôt dans la matinée pour reprendre au plus vite la route de Paris. Certainement trop pressés, les voyageurs ne prirent pas la peine de s'arrêter à Saint-Germain et n'eurent pas même un regard pour le château. En revanche, Jefferson très probablement intrigué par ce qu'on appelait au XVIIIe siècle la Huitième Merveille du monde, s'arrêta à Marly pour y visiter la célèbre machine, qui était encore en service à l'époque.

Puis ils continuèrent leur route par Nanterre, traversèrent la Seine par le Pont de Neuilly et descendant les Champs-Elysées, ils s'arrêtèrent à la Grille de Chaillot qui marquait l'entrée dans la capitale. Le voyage de Jefferson touchait à sa fin, un mois et un jour après son départ de Boston.

 

1Cette observation de Martha peut surprendre alors que Jefferson avait appris le français. Il est probable qu'il savait le lire, mais qu'il le parlait mal ; il avoua d'ailleurs lui-même avoir des difficultés à le comprendre.

 


 

Installation à Paris

Il s'installa d'abord à l'Hôtel d'Orléans, rue Richelieu, près de la Bibliothèque du Roi (actuellement site Richelieu de la Bibliothèque Nationale de France) et suivit le conseil que lui avait donné John Adams : « La première chose à faire à Paris est toujours d'aller quérir un tailleur, un perruquier et un chausseur, pour cette nation qui a établi une telle domination sur la mode, que ni vêtements, ni perruques, ni chaussures fabriqués ailleurs ne pourront convenir à Paris. » Dans la semaine qui suivit, Jefferson acquit donc une nouvelle tenue, avec épée, ceinture, chapeau, chemises, etc... le tout pour la somme rondelette de 681 francs.

Il n'attendit pas plus de quatre jours pour aller rendre visite à Benjamin Franklin. Ce dernier résidait à Passy, à l'Hôtel de Valentinois, une spacieuse propriété édifiée sur un promontoire d'où les jardins descendaient en terrasse vers la Seine, avec une vue imprenable sur Paris. Les deux diplomates américains appréciaient de faire bonne chère à la française et au cours de son séjour, Jefferson multiplia ses visites, souvent agrémentées d'une table bien garnie. Bœuf, veau, mouton, volailles, légumes, desserts, rien ne manquait, pas même les bons crus sortis de la cave personnelle de Franklin, riche de plus de onze cents bouteilles.

Une semaine après, Jefferson déménagea sur la rive gauche pour un autre hôtel (comme le précédent, nommé hôtel d'Orléans), rue des Petits Augustins. En octobre, il reviendra Rive Droite, dans l'actuel quartier de la Chaussée d'Antin, pour loger à l'Hôtel de Landron, mais c'est surtout près de la Grille de Chaillot qu'il demeura durant l'essentiel de son séjour à Paris, à l'Hôtel de Langeac (au coin de l'actuelle rue de Berry et des Champs Élysées).

 

ID310 01-MonticelloSon séjour en France dura cinq ans et fut sans doute un des moments les plus mémorables de sa vie. Il y trouva la culture classique qu'il affectionnait tant, une architecture qui l'inspira par la suite pour sa maison de Monticello ; il aimait aussi la vie parisienne avec ses salons et ses théâtres. Il prenait plaisir à aller voir les pièces de Molière et de Racine, mais celle qu'il aima plus que tout autre fut Le Mariage de Figaro de Beaumarchais. Enfin il adorait Paris pour les achats qu'on pouvait y faire : il acheta livres, meubles, ustensiles de cuisine, nappes, tissus,... Si bien que lorsqu'il rentra en Amérique, il rapporta avec lui quatre-vingt-six caisses bourrées de ses emplettes parisiennes ! Jefferson ne fut-il pas le premier touriste américain en France, le premier Américain à Paris ?

 

Jean-Claude D.

 

Sources

Ouvrages :

James M. Gabler - Passions-The Wines and Travels of Thomas Jefferson, Bacchus Press publications, 1995

Henry S. RandallThe life of Thomas Jefferson, New York, 1858

George Green Shackelford - Thomas Jefferson's travels in Europe, 1784-1789, Johns Hopkins University Press, 1995

Marie Kimball - Jefferson the Scene of Europe 1784 to 1789, New York, 1950

Albert Sutliffe - The Americans in Paris with names and addresses, sketch of american art, …, Paris, 1887

Edward Dumbauld - Thomas Jefferson American Tourist, University of Oklahoma, 1946

Claude Folhen - Jefferson à Paris, Perrin, 1995

 

Sites internet:

http://www.monticello.org

http://www.archives.com/genealogy/president-jefferson.html

 

Film :

James Ivory - Jefferson in Paris, 1995


 

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