Institutrice intérimaire, le 1er novembre 1939
La guerre est déclarée. J’ai dix-sept ans, un bac tout neuf en poche. Mon père est simple ouvrier d’usine, ma mère fait des prodiges pour gérer un maigre budget, nourrir et habiller la petite famille : Maurice, 11 ans, Robert, 8 ans et Jeannine, 2 ans. Que faire lorsque l’on habite un petit village de 400 habitants, à 40 km de Paris, sans communications à part le « tacot » qui part le matin vers 6h30 et rentre le soir... Quand il peut, mais jamais avant 20h30 ? Et que le pays est en état de guerre.
Nelly, une camarade de classe, me fait savoir que l’on recrute des institutrices intérimaires pour remplacer les hommes mobilisés. Tentons notre chance ! Le 8 novembre, le facteur m’apporte la nouvelle : je suis nommée institutrice chargée d’école à Omerville et je dois être à mon poste le 10 au matin. Donc pas de temps à perdre. Mais où se trouve donc ce village ? L’almanach des P.T.T. fournit la réponse ; Omerville est un village de 300 habitants environ, situé dans le Vexin, au-delà de Magny-en-Vexin, près de Chaussy.
Comment s’y rendre ? Le tacot s’arrête à Hodent, à 5 km d’Omerville, mais il arrive vers 10h du soir... Et repart le matin vers 5h. Heureusement notre voisin l’épicier, M. Marié, fait quelquefois office de taxi, il m’emmènera le lendemain, accompagné de ma mère. La valise est vite bouclée et nous partons en début d’après-midi, le jeudi 9 novembre.
La route de Rouen, bordée de pommiers, s’étire en montagnes russes entre les champs labourés, jusqu’à Magny-en-Vexin. Nous traversons Magny, Hodent, nous demandons notre chemin. Enfin, voilà le carrefour que l’on nous a indiqué ; une côte, puis plus rien à l’horizon, si ce n’est le ciel d’automne. Après un virage, le village apparaît : une grande ferme à gauche, la petite école à droite, un abreuvoir, et sur une petite place, un café-épicerie où nous nous arrêtons pour demander où habite le maire.
Dans une ruelle, nous trouvons la ferme, propriété du maire, « le père Parrain ». Un peu d’animation : on a tué le cochon ! Des femmes s’affairent autour de la dépouille ; du sang dans une marmite, la tripaille dans une autre, une odeur écœurante et l’impression de troubler une importante cérémonie. Enfin, M. le Maire chausse ses sabots, s’essuie les mains sur le pantalon de velours, met sa casquette. Et nous voilà partis vers l’école, non sans avoir invité la « maîtresse de couture » qui semble crouler sous les ans et la « mère Sagetée » chargée du balayage de l’école.
Le lendemain, M. le Maire doit signer le très officiel « Procès-verbal d’installation ». Qu’il fait froid dans la petite mairie contiguë à l’école ! M. le Maire semble enrhumé en ce début d’hiver humide... Et il prise ; un jus brunâtre s’échappe de ses narines, dégouline sur l’écharpe bleue horizon, vestige de la précédente guerre et macule le Procès-verbal destiné à l’Administration.
Comme toutes les écoles de la République, celle-ci comporte un logement : une cuisine et une pièce au rez-de-chaussée, deux pièces à l’étage ; en plus un bûcher, un appentis et un jardin. Le logement, abandonné depuis quelque temps, est humide et froid. Je suis bien jeune encore, je ne possède ni meubles, ni ustensiles de ménage ; et comment pourrais-je mener de front la marche d’une école et la vie quotidienne ? Je prendrai donc pension chez M. et Mme Landemard, de braves gens qui ont déjà hébergé les jeunes institutrices qui se sont succédé depuis le 1er octobre.
Me voilà donc, sans aucune formation, « chargée d’école à classe unique », à la tête d’un bon nombre de garçons et filles de 5 à 14 ans. Et je n’ai que dix-sept ans ! Aux yeux de la population, je me vieillis d’un an, mais les braves gens sont-ils dupes ? Les « petits » doivent apprendre à lire, les « grands » doivent être préparés au Certificat d’Études Primaires, diplôme tant convoité ; quant aux autres, ils doivent progresser selon leur âge et leurs capacités ; la quadrature du cercle !
Et ce poêle à charbon qu’il faut allumer le matin après avoir vidé les cendres et le mâchefer qu’il faut empêcher d’enfumer la classe tout en dégageant un peu de chaleur ! Ce sont les garçons qui doivent s’en occuper, mais, selon la force et la direction du vent, le feu s’étouffe ou le charbon brûle trop vite et tout est à recommencer.
Et la peur des vaches ? Selon une expression courante, j’avais l’impression qu’il y avait dans ce village « plus de vaches que de chrétiens ». Bien qu’élevée à la campagne, je n’en ai jamais approché ces bestiaux pourtant pacifiques mais aux cornes menaçantes et à la longue queue s’agitant frénétiquement, toujours prête à terrasser l’imprudent qui s’approcherait de trop près. Il ne faut pourtant pas perdre la face ; il faut affronter bravement le danger surtout lorsque c’est une jeune élève de 6 à 7 ans qui mène ses bêtes à l’abreuvoir à la sortie de l’école ; le mieux est d’éviter les confrontations et d’attendre que le danger soit passé, pour aller déjeuner.
La vie est dure pour l’adolescente. La « classe unique » demande une grande expérience pédagogique que je n’ai pas ; dans ma petite école de Menucourt, le « maître » gérait les « divisions », des plus petits aux plus grands ; je découvre par hasard les sigles CM, CE, CP ; le C.P. serait-il la section préparant du CEP ?
L’hiver est très rigoureux : neige et verglas isolent davantage encore le village. Quand le temps le permet, je profite du tacot (petit train) du samedi soir pour retourner dans la famille ; c’est la course sur plusieurs kilomètres par des raccourcis à travers champs pour attraper le tacot quand il traverse la route à Hodent. Mais le plaisir est de courte durée : une soirée en famille, une courte matinée ; le dimanche matin, à 11h il faut repartir, presque deux heures de voyage dans le wagon trimbalant à travers la campagne avec des arrêts dans les petites gares de Sagy, Thémericourt, Avernes et surtout... « Wy dit joli village », un nom qui fait rêver ; là aussi, il y a une petite école, et le tacot s’y arrête ; pourquoi donc dois-je aller là-bas, à Omerville, au bout du monde ?
J’arrive vers 2h à l’école, après une heure de marche, valise à la main ? Arrêt à l’école où m’attendent cahiers à corriger, tableaux et leçons à préparer. Enfin, retour chez mes logeurs pour une bonne « collation » : café et tartines beurrées.
Un jour d’hiver (fin des vacances de Noël), le tacot ne passe que le soir. A la halte d’Hodent, les prés, le village disparaissent sous la neige. Pourtant, à mon inquiétude, succède un soupir de soulagement : deux lanternes brillent dans la nuit ; c’est ce brave M. Landemard, accompagné de deux jeunes voisins, encapuchonnés, chaussés de sabots qui viennent à ma rencontre ; les braves gens !
Mme Landemard est soulagée en nous voyant arriver, couverts de neige, à plus de 21h ; vite à table avec une bonne soupe pour nous réchauffer !
Mais qu’il fait froid dans la chambre sans feu et sans eau ; elle gèlerait. À la campagne, à cette époque, on ne connaît pas les sanitaires. Ni lavabo, ni salle de bains, seulement une cuvette sur l’évier de la cuisine, pas d’intimité, au moins la cuisinière à charbon répand une bonne chaleur et fournit un peu d’eau chaude.
Les toilettes ? Une cabane dans le jardin de l’autre côté du passage commun avec les voisins ; mais quel luxe ? Tapissée avec des « Emprunts russes », maintenant sans valeur. Durant ce rude hiver 1939-40, M. Landemard levé le premier, devra dégager le chemin à la pelle avec son unique bras (accident courant autrefois dans les fermes, lors des battages).
Ma première carte d’identité, rendue obligatoire dans l’urgence : la France est envahie depuis le 12 mai ; Paris va capituler le 14 juin, jour de mes 18 ans. Les deux témoins : M. Landemard et le voisin Lefevre, de braves gens. Quant au maire, PARRAIN, il abandonnera village et administrés, me laissant seule à l’arrivée de l’ennemi. Loin des miens, aurais-je pu imaginer que de lointains ancêtres : Charles-François et Jean-Baptiste Bréant, Pierre et Denis Poufillet, y avaient vécu, déjà, aux heures les plus sombres de notre histoire : la révolution de 1789 ?
L'invasion allemande le 2 juin 1940
Le 10 mai 1940, les troupes allemandes ont envahi les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg. Le 12 mai, la ligne Maginot est percée à Sedan, la France est envahie. Les réfugiés se succèdent sur les routes, s’arrêtent dans les villages avant une nouvelle étape, sans but, si ce n’est d’échapper à l’envahisseur.
Le samedi 8 juin, dans la matinée, nous entendons des grondements sourds, des balles tirées d’avion sifflent autour de l’école. J’éloigne les enfants des fenêtres. Mais la classe doit continuer : les épreuves du Certificat d’Études Primaires (C.E.P.), mon premier certificat, doivent avoir lieu le surlendemain lundi 10 juin, à Magny-en-Vexin.
Le soir, je pars tout de même à Menucourt. Là, j’apprends que Gisors et Pontoise ont été bombardés. La situation s’aggrave rapidement ; mes parents hésitent à me laisser repartir le dimanche en fin de matinée. Je m’entête : « Et le Certificat d’Études, demain, à Magny ? »
Je quitte le tacot à Hodent ; la route est encombrée de charrettes de réfugiés ; certains sont à pied et poussent des bicyclettes et des voitures d’enfants chargées de paquets. Je marche à contre-courant, seule sur le bas-côté de la route. Mes logeurs sont bien étonnés de me voir revenir, inquiets sûrement, car l’ennemi est proche. Je m’obstine : « Je dois emmener mes élèves demain à Magny, il me faut un véhicule » et j’ajoute : « Nous devrons partir tôt, sept kilomètres au pas d’un cheval, c’est une heure de route ». Rien à faire ; chacun pense à partir, comme les réfugiés que j’ai rencontrés. Le lundi matin, il faut se résigner : c’est l’exode.
M. et Mme Landemard décident de rester au village, avec leur petit-fils Jacky âgé de deux ans et demi. Quant à moi, dans l’après-midi, je reprends la route de Magny, espérant... encore... trouver le tacot du soir pour rentrer à Menucourt. J’attends sur le bord de la route, une heure, plus encore. Plus de doute, le tacot ne passera pas. Et me voilà de nouveau, marchant en direction d’Omerville ; c’est là que je passerai ces jours difficiles. J’ouvre l’école aux heures habituelles, sous l’œil étonné des populations de passage. Quelques enfants du village sont restés. J’accueille momentanément des petits réfugiés.
Chez M. et Mme Landemard, nous survivions grâce au jardin et au poulailler. On trait les vaches lâchées par leurs propriétaires, on emplit des jattes de crème, on fait du beurre. Hum ! Le souvenir des fraises à la crème, d’autant meilleures qu’elles sont cueillies au petit jour et cachées (sous l’escalier) au regard des Allemands qui en semblent particulièrement friands ; « Bizarre ! se disent-ils, en ce mois de juin, il n’y a que des fraises vertes dans les jardins ! ».
Le vendredi 14 juin 1940, au matin, jour de mon dix-huitième anniversaire, mes hôtes veulent me retenir à la maison : les Allemands arrivent dans le village. Conscients de leurs responsabilités, ils décident de me faire passer pour leur fille. Cette première unité ne fera que passer. Un autre groupe de soldats arrive. Les hommes, torses nus, se lavent au robinet de la cour, étonnés de trouver une école avec des enfants au travail. Certains offrent des friandises, il faut refuser. Ne dit-on pas que les bonbons sont empoisonnés ?
Vers onze heures, un officier se présente, raide, botté. Il salue, ses talons claquent. Il cherche une carte de la région : l’ennemi avance vite, peu de panneaux indicateurs si ce n’est de petites plaques apposés sur les murs dans les villages. La carte du département de Seine-et-Oise, en papier toilé, est soigneusement roulée sur le haut de la bibliothèque, heureusement ! Je lui montre les grandes cartes de France de Paul Vidal de La Blache ; ce n’est pas ce qu’il veut, bien sûr. A-t-il compris ma dérobade ? Dépité, l’homme se redresse fièrement, me toise, me regarde fixement ; « Savez-vous que Paris a capitulé ce matin ? ». Je cache mon émotion.
« Je le sais.
- Qui vous l’a dit ? »
J’invente une réponse : « Un soldat allemand ». L’officier, étonné, salue, claque les talons, s’éloigne.
Malgré les réticences de mes « parents », je retourne à l’école l’après-midi. Le village est sinistre, seule la place du village vit, au ralenti. Quelques soldats s’affairent autour de leurs véhicules, des animaux errent dans les ruelles désertes ; le silence n’est rompu que par les beuglements des vaches abandonnées par leurs propriétaires et qui attendent, pis gonflés, une main pour les traire.
Nous travaillons jusqu’à seize heures trente puis je reste seule. En institutrice consciencieuse, je corrige les cahiers, je prépare le travail du lendemain... Mais y aura-t-il un lendemain ?
Tout à coup, un soldat fait irruption dans la classe, bien étonné de m’y trouver ; il regarde le buste de Marianne qui trône face aux élèves, m’interroge.
« Jung Frau von Orléans ? » (Jeanne d’Arc)
Je ne me sens pas à l’aise devant cet intrus assez rustre. Je reste muette.
« Vous pas parler allemand ? En Allemagne, professor parlent français. »
Alors je me redresse et je réponds fièrement :
« Eh bien, moi je parle anglais... Et latin... Et espagnol. »
Et je m’échappe. Mes logeurs, mis au courant, n’ont plus besoin d’insister pour me garder près d’eux.
Mais bientôt les Allemands ont besoin de pommes de terre ; le Maire ayant déserté la commune, c’est ce brave M. Landemard qui va sauver la situation. Au mois de juin, les tubercules de la dernière récolte ont bien mauvaise mine mais les Occupants devront s’en contenter, comme nous d’ailleurs, car nous n’avons plus de pain.
Quelques jours plus tard, l’armée a quitté le village ; je peux retourner à l’école. Hélas, quel désastre ! Les vandales ont vidé les placards, éparpillé livres, cahiers, cartes de géographie, renversé l’encre, piétiné le tout, maculé de boue, de cirage, d’excréments. Je récupère ce qui peut encore servir, nous travaillerons avec ce qui reste encore utilisable. De la blouse rose, déchirée, je tirerai deux petits tabliers.
Et puis, fin juin, en début d’après-midi, je vois arriver mon père ; il a parcouru à bicyclette la trentaine de kilomètres de Menucourt à Omerville, anxieux de savoir ce que je suis devenue.
Mon opiniâtreté me vaudra une lettre de félicitations de l’Inspecteur de l’enseignement primaire mais, dans la pagaille, je perdrai un mois de traitement et mes réclamations se solderont par une fin de non-recevoir de l’Inspecteur d’Académie.
Trente-sept ans plus tard, j’apprendrai que mes début épiques ne seront pas pris en compte pour le calcul de la retraite ; en fait, je suis coupable : « nul ne peut être fonctionnaire avant 18 ans ». Donc, malgré mes états de service, je ferai une rentrée de plus. Mais, c’est décidé, j’arrêterai en janvier ; pas un jour de plus !
Lettre de félicitations écrite de sa main par l’Inspecteur de l’enseignement primaire, M. Chopinet, le 1er août 1940 (on économisait déjà le papier) :
Je tiens à vous féliciter tout particulièrement de la constance que vous avez mise à faire votre classe lors de l’arrivée des Allemands et du sang-froid que vous avez montré en cette circonstance critique en restant à votre poste et en ouvrant votre classe au moment où presque toute la population s’était enfuie.
N.B. : J’ai fait connaître votre belle conduite à Monsieur l’Inspecteur d’Académie.