Entretien de Dominique Aerts avec Gérard Michel, 76 ans en octobre 2011, demeurant 63 rue des Créneaux à Triel
Je suis né le 23 avril 1935, au 59 de la rue des Créneaux. Mes parents étaient cultivateurs à l'époque, pas agriculteurs, de génération en génération. Mon père, Paul Michel, était le fils d'Ernest Michel, d'une grande famille de douze enfants. On peut remonter jusqu'au début du XIXe et même plus loin. Ma mère était une étrangère! Elle était de l'autre côté de la Seine, du hameau de Vernouillet qui s'appelle Marsinval avec ses trente habitants, à l'époque. Trente personnes jusqu'à la construction du domaine de Marsinval qui a été édifié à l'emplacement d'une ferme où j'allais chercher le lait, dans les années 40, quand j'étais chez mes grands-parents.
Mon père a cultivé selon l'évolution du territoire, de la vigne, des arbres fruitiers sur les coteaux et du maraîchage dans la plaine vers les années 1905, suite à l'arrivée des eaux d'épandage de la ville de Paris.
Mon père a vécu dans quatre maisons différentes de la rue des Créneaux. Il est né dans la maison à l'angle de la rue du Montoir et de la rue des Créneaux. Il y avait deux fermes, mes grands-parents ont habité dans une partie. La maison a été habitée après par Monsieur Tréheux, le géomètre, la grande maison avec une façade en meulière. Ce sont les parents de Roger Tréheux qui ont repris derrière mon grand père. Après, ils ont déménagé au fond de l'impasse, à côté de l'école Charles Dupuis. Ils avaient leur exploitation à côté de la famille Auffret. Le troisième déménagement l'a conduit au 59 rue des Créneaux. Mon père s'est marié en 1925 et y est resté jusqu'en 1952. Nous sommes nés dans cette maison, mon frère et moi, lui en 1925 et moi en 1935. En 1952, nous avons déménagé pour aller deux numéros plus loin, au 63, j'avais 17 ans, depuis, je n'ai plus bougé de la rue. On chipote avec Guy Huet, qui est né rue des Créneaux, pour savoir qui a vécu le plus longtemps dans la rue. Lui, lors de son mariage, a fait une petite escapade rue de Sablonville, c'est donc moi, le plus ancien. On se connaît depuis l'enfance, depuis que l'on marche, depuis l'âge de raison. Guy était au 57, Roger Prévost au 58, en face et moi au 59. À l'époque, le foot n'était pas à la mode, on allait jouer et mettre la pagaille dans le grenier, chez Huet.
La culture dominante dans la plaine de Triel était le poireau. La saison allait d'octobre à avril sans interruption. Avec l'arrivée des eaux d'épandage, il y avait du persil, du céleri, des artichauts.
J'ai même fait dresser les cheveux sur la tête des Bretons en leur disant, que l'artichaut parisien était meilleur en goût que le breton. J'étais habillé en touriste, ils m'ont jeté des regards bizarres.
On imagine mal, qu'en une semaine, partaient de Triel, des tonnes de petits pois. Sur toutes les terres dans la zone du Feucherets, on récoltait des petits pois. Ça se récoltait sur une semaine. Il fallait les récolter juste à point, aujourd'hui, c'est à peine formé, demain c'est bon à récolter et après-demain, c'est trop tard. On n'avait pas le temps de réfléchir. On utilisait une main d'œuvre saisonnière et les familles Huet, Faye, Ghione et Marcel Touillet montaient aux Halles de Paris, des camions entiers de petits pois. C'était la récolte principale de ces terres-là. Il y avait aussi la culture de carottes, peu de pommes de terre, des asperges dans les terres sableuses des Feucherets, mais je n'ai pas souvenir de grandes récoltes d'asperges. Il n'y avait pas trop de potirons. Au début, dans la plaine, il n'y avait que des légumes et les arbres fruitiers sont arrivés petit à petit, tout d'abord les poiriers sur une grande superficie. J'ai connu des poiriers de 50 ans, soit une plantation en 1920.
Il y avait aussi des pruniers, plus précisément des quetsches, et des cerisiers en terrain sablonneux. Pour les abricotiers, c'était avant ma jeunesse. Je n'en ai pas beaucoup connu, on trouvait des abricotiers royaux, sur la zone de la cerisaie qui s'étendait jusqu'au premier passage à niveau. On cultivait beaucoup sur les terres sableuses et la côte, la prune dauphine qui est une grosse prune noire qu'il faut cueillir à maturité, sinon elle est acide. Cela correspondait à d'énormes quantités à récolter en quelques jours, juste à maturité. On avait un gros avantage à Triel, grâce au coteau ensoleillé. On arrivait très tôt sur le marché des Halles, c'est-à-dire quelques jours
avant, voire une semaine avant, par rapport aux autres régions, notamment le versant Vernouillet. La ceinture verte de Paris qui alimentait les Halles était formée des terres à 50 km autour. L'intérêt était d'avoir un prix plus élevé et ça décidait des rentrées. Dans la même précocité, il y avait la prune de Monsieur qui ressemblait à la prune Dauphine, mais plus rousse, plus petite et de qualité gustative supérieure. On la trouvait sur les coteaux, dans les marais et dans les glaisières. C'était des récoltes assez importantes. Pour mon époque, la culture de la mirabelle était confidentielle, dans les jardins. Par contre, la Reine Claude, sur les coteaux de Triel représentait une grosse récolte.
La plaine
Ces terres n'avaient pas beaucoup de valeur, elles étaient sèches, donc pas bonnes à la culture. Le grand bouleversement a été celui de l'arrivée des eaux d'épandage. Cela a redistribué les cartes au niveau du monde paysan et quelques ouvriers agricoles saisonniers, venus de différentes régions de France ont eu l'initiative d'acheter des terrains, notamment les grandes familles comme les frères Weber, Nicolas, Darin.
L'activité agricole s'est déplacée dans cette plaine.
Il n'y avait que des saisonniers, il n'y avait pas de contraintes, Ils étaient payés à la tâche pour les petits pois, au poids du sac, par exemple. L'avantage, c'était de favoriser l'économie locale. Le travail des enfants tant décrié maintenant, à l'époque, les familles les emmenaient aux champs. Pour moi, quand je rentrais de l'école, il y avait un petit mot sur la table pour me dire de faire la vaisselle, de préparer le manger du soir. Le jeudi, nous n'avions pas classe. Je me levais et préparais le vélo avec les sacs pour emmener de quoi manger sur le terrain, et puis c'est tout. Les vacances aussi, c'était pareil.
Dans les champs, c'est comme ça... En 1959, il y avait deux chevaux que je menais. Le matériel a beaucoup évolué depuis le XIXe siècle grâce aux progrès de la science. Les machines comme les faucheuses et les lieuses, représentaient des trésors d'ingéniosité et cela a fait travailler de nombreuses industries.
J'ai toujours admiré le métier de charron qui maniait la forge, le fer et différentes essences de bois, notamment M. Thomas, au 86 rue Paul Doumer. Il y avait une grande habitation avec les ateliers en dessous, une grande cour avec un hangar.
Il y avait aussi les Cauchois, rue de Chanteloup, à la place des ateliers municipaux actuels. C'était extraordinaire, j'ai passé des heures à écouter le père Cauchois parler de son métier. J'étais copain avec son fils Albert, né en 1934. Il accompagnait, l'hiver, son père dans les bois pour choisir les différentes essences pour chaque partie de la charrette : les limons, le brancard, le fond, les moyeux et les rayons. Après la coupe du bois, il fallait débiter le bois selon l'épaisseur nécessaire à sa destination finale et ensuite le sécher. Il avait un capital de bois à sécher pour plusieurs années. Il était charron mais aussi menuisier. il faisait des portes et des charpentes.
Ils ont construit une maison, dans les années 1970, avec une très grande charpente, rue de l'Hautil au niveau du 42ter, dans une impasse, avant la sente des Jardins Nouveaux. J'ai toujours eu beaucoup d'admiration pour leur travail complet sur le fer et le bois.
A l'arrêt de l'extraction des carrières, les champignonnistes sont arrivés dont la famille Duroselle, sur plusieurs générations. J'aimais bien le personnage du père Duroselle quand il venait présenter la facture à ma mère, il disait toujours : « vos enfants sont d'un blond plus soutenu, les miens sont plutôt fadasses ». Il disait qu'il était de la même année que de Gaulle. Il y a eu aussi la famille Schotsmans, un peu avant la guerre. Au fur et à mesure que les carrières se libéraient, il y a eu l'installation des cultures de champignons. Sur des rangées de monticules, on mettait du fumier de cheval que l'on allait chercher dans les haras et les champs de courses avoisinants. Pendant des années, rue de l'Arche, M. Duroselle remuait le fumier avec de l'eau et le faisait fermenter. Sur ces monticules, il ensemençait et nous, nous arrivions pour récupérer le fumier pour amender les terrains de la région. C'était du fumier de champignon. J'ai toujours connu les champignonnières.
J'y allais gamin à cheval et ensuite en voiture. J'ai appris à 16 ans à conduire un petit camion. Mon père avait son permis mais il avait un petit côté émotif et n'arrivait pas à passer le cap de conduire. En plus, il avait une épouse téméraire qui avalait tout le progrès. Mon père était à côté de moi avec son permis de conduire et c'est moi, qui conduisais dans les carrières. J'ai réussi à faire conduire mon père un peu après.
Quand, j'étais à l'armée, ma mère a passé son permis poids lourd, à 60 ans. Nous avons eu un tracteur, ça a été une période difficile, à l'époque, on n'avait pas les moyens de remplacer le cheval comme ça. Les méthodes de culture étaient complètement différentes, on s'est adapté mais la période de transition a été affreuse.
Pour la jeunesse, il y avait 2 cinémas. Celui de la rue de La Gare, était situé à droite en montant, il a duré d'avant la guerre, jusque vers 1955, après les hangars Zeutzius, plombier, ont pris la suite.
L'autre cinéma était dans la rue principale. Après la guerre, la salle Cadot était un dancing, il y avait une terrasse sur le côté et pour le mariage de mon frère on a pris un pot, là bas. J'ai une photo où il y a plein de gens de Triel, Mme Aymé pourrait reconnaître son frère, M. Faye. J'ai fait mes premiers pas de danse à la salle Cadot.
J'ai le souvenir du premier dimanche de mai, on allait avec mon père dans un des bistrots de Pissefontaine manger de la tarte au flan avec un petit vin blanc du pays. La fête existait encore en 1955.
Sur le bord de Seine, on allait se baigner au puits artésien, l'eau sortait à 27 degrés. Je restais assis sur le bord, je n'étais pas nageur. Il y a eu des noyés, le fils aîné de la famille Anguycar il y avait des herbes filantes qui s'enroulaient autour des nageurs et c'était dangereux.
Quand les Américains sont arrivés, rive gauche, ils ont commencé à bombarder sur Triel. On voit encore des traces du bombardement sur un mur dans la rue du docteur Sobaux. Mon grand père était toujours à Marsinval avec les Américains. Un jour, il voit arriver une petite dame, avec un sac à provisions, Mme Pestel, on ne lui rendra jamais assez hommage, elle voulait rencontrer le commandant, c'est reconnu historiquement, elle avait une
information qui prouvait que les Allemands s'étaient repliés et donc que les Américains bombardaient des civils. Certains pensent que c'est de la légende, mais non. Pendant qu'elle était là bas, sa maison a pris un obus en pleine façade, sa maison était rue du Général Gallieni à gauche de la passerelle, une petite façade parmi les grosses propriétés. Un bruit courait que les Allemands, avant de partir, raflaient les jeunes gens. Il y a eu le
massacre des frères Tissier aux Grésillons.
Mon frère, de 19 ans, Gérard, le fils du charcutier de la rue Paul Doumer et le fils du serrurier Legendre, en bas de la rue des Créneaux, avaient décidé de passer rive gauche, côté américain, pour éviter d'être raflés. Avec mon père, ils cherchaient le passeur en bord de Seine. Les Américains, ont vu des silhouettes, ont tiré des obus fusants qui explosaient à 2 mètres du sol et arrosaient en parapluie. Les 4 lascars se sont aplatis et ont fait demi-tour et sont restés planqués comme ils pouvaient.
En 1940, il y a eu un vent de panique. Toute la population française était sur les routes donc ma famille aussi. Un oncle venant de Reims, avec toute sa famille et un copain garagiste venaient nous chercher. Ma mère a chargé les bagages dans la camionnette C4 et on partit en passant pour prendre mon grand père. Dans la rue du Pont, les 2 voitures ont été obligées, par des militaires français, de se ranger le long du garage Bagros. On a laissé passer les camions militaires et le pauvre pont qui n'était prévu que pour passer une voiture à la fois avait son tablier qui fléchissait. Une fois le convoi passé, nous avons pu traverser. Le soir chez le grand-père, vers 20 heures, on a entendu une détonation, et sur le perron nous avons vu une lueur : le pont de Triel venait de sauter. D'autres témoins avaient affirmé que le pont avait sauté en fin d'après midi, en fait comme le résultat n'était pas satisfaisant, ils avaient tiré une deuxième fois, le soir.
Je suis un des derniers à être passé sur le pont de Triel, en 40.
Au niveau de la culture, la particularité de la maison Michel, c'est d'avoir des terrains sur Breteuil et Triel, donc les déplacements se faisaient à cheval et en charrette et par le bac. À Marsinval, il y avait une grange où on pouvait laisser le cheval quelques jours. J'ai rarement été une semaine sans passer sur le bac. On était de gros clients et après avec la C4, les passeurs n'arrêtaient jamais, c'était permanent, il y avait un roulement de 4 passeurs avec un de chaque côté, un dans la vedette et un au dehors. Autrement les ponts étaient à Poissy et à Meulan.
A l'époque, les lignes de chemin de fer, rive droite, avaient sauté. Pour aller à Paris, il fallait aller rive gauche par n'importe quel temps, pour prendre le train.
Un jour, voyant la Seine monter à vue d'œil, les passeurs ont décidé qu'ils devaient arrêter et que ce serait le dernier passage du bac. Les voyageurs sortant du train se sont précipités et n'ont pas voulu laisser passer le cheval et la charrette. Le poids du cheval et de la charrette étant supérieur au poids des passagers, un deuxième passage n'a pas été possible avec la charrette et le cheval, la Seine était trop haute. A 20 heures, mon père a été obligé de retourner à Marsinval. Comme le pont de Meulan était aussi détruit, la semaine suivante il a fallu qu'il fasse le tour par Mantes pour regagner la rive droite.
Robert Dupuis était un paysan, son exploitation dans la plaine était importante. Il avait récupéré un gros camion après la guerre. Lors d'une fausse manœuvre, le camion est allé à l'eau en arrivant à l'embarcadère du bac. On a réussi à le récupérer en le tirant.
Il y avait 2 maréchaux-ferrants. Oscar Jamet et son fils Roland. Ils n'ont pas pris le virage de la modernité. Ils étaient au 85 Grande Rue.
Il y avait également Martial Cinié, au 160 Grande Rue. Son arrière-cour donnait sur la rue des Créneaux, à côté de la graineterie et du plombier Brunet. J'ai une photo des pompiers où il était lieutenant, c'était un homme curieux de nature. Il s'est mis à la motoculture. Son frère, Gabriel, plus jeune et plus calme, en face vendait des vélos, à la place du restaurant japonais, au 129 Grande Rue.
Mon père qui n'était plus mobilisable, a été pompier pendant toutes les années de guerre. Comme il était sous-officier, il est devenu sergent chez les pompiers. L'équipe était d'environ 23 gars et elle est souvent intervenue, avec son camion, sur les bombardements comme à la gare d'Achères. Le camion avait une grande échelle. Après la guerre, c'est mon frère Roger, qui a pris la relève chez les pompiers.
Gérard Michel
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Intervention de Gérard Michel lors de la conférence/causerie sur « L’Agriculture à Triel, autrefois… » du 17 octobre 2015
Le plus difficile dans cette prestation est d’endosser ce statut de mémoire vivante et de faire parti des grands témoins de cette histoire locale si représentative de ce grand chambardement. Cette immense évolution que le monde a connue dans ce XXe siècle ne correspondait en aucun point aux références transmises auparavant de génération en génération. Mémoires vivantes bien sûr, mais n’oublions pas nos aînés immédiats, qui ne sont pas nombreux maintenant à pouvoir ajouter un petit plus aux souvenirs et aux vécus sur cette période qui va de 1925 à 1950…
Je salue :
- Touillet Yvette (née Lebailly);
- Gombert Jacqueline (née Dupuis);
- Bellemère Renée;
- Tréheux Lucienne (née Visbec);
- Pirot Denise;
- Tréheux Maurice;
- Vallin Bernard.
Triel, Mémoire & Histoire, brillamment animée par Danièle Houllemare, a su extirper de nos mémoires tous ces souvenirs, ces émotions que nous pensions à jamais oubliées, enveloppées qu’elles étaient dans les épaisses brumes du passé. Ces témoignages, ces transmissions existent depuis la nuit des temps mais là, ils se trouvent placés dans cette période qui n’a aucune équivalence dans les siècles précédents. Face à ce tourbillon qui nous entraîne dans un monde de plus en plus virtuel, nous sommes amenés devant cette nécessité de retrouver les valeurs les plus élémentaires de la vie et de la nature qui, elles, n’ont pas changé. Le monde agricole était, est et restera encore tributaire et dépendant de la nature. C’est avec modestie et humilité que nous nous trouvons face à cette nature.
Dans le contexte de cette époque, les quatre grands témoins que nous sommes, n’ont pas fait de grandes études. Notre université fut cet environnement, ce cadre et cette nature qui nous a forgés. Tout ce que nous avons appris, c’est « dame nature » qui nous l’a enseigné. Dans mes différentes vies qui ont suivi cet épisode rural, j’ai constaté que cet enseignement avait valeur de diplômes.
Jusque dans les années 1950, TRIEL était l’exemple type des communes rurales de la région parisienne. Toute l’économie tournait essentiellement autour de l’activité agricole :
Les activités de ces paysans (on disait plus couramment « les cultivateurs »), se partageaient entre la vigne et l’arboriculture en « Côte », le maraîchage dans les parties irriguées en plaine. Néanmoins, la présence des chevaux dans le travail de la terre impliquait que chaque ferme assure une certaine autonomie pour l’alimentation et l’entretien des animaux : foin, paille et grains (avoine, blé et seigle). Ces cultures complémentaires permettaient aussi une alternance dans les récoltes.
On peut évaluer à plus de 50 le nombre de chevaux alors présents sur la commune.
Le nombre de fermes entre 40 et 45, dont une douzaine rien que dans la rue des Créneaux.
Autour de ce petit monde évoluait un artisanat de circonstance :
- Le maréchal-ferrant pour les pieds de nos fidèles compagnons et aussi pour forger les outils ;
- Les bourreliers pour le harnachement, colliers, selles, etc ;
- Les charrons, pour fabriquer des charrettes correspondant à notre type de culture ;
- Les graineteries, graines, fourrage, engrais pour fournir les graines et compenser éventuellement les manques en alimentation des animaux de la ferme ;
- Le vétérinaire.
Nos récoltes prenaient ensuite la direction des Halles de Paris. Très peu d’agriculteurs vendaient eux-mêmes, les autres confiaient leurs produits à un approvisionneur qui transportait et vendait la marchandise sur les halles. Les parents de Guy Huet (ici présent) avaient la particularité d’être à la fois récoltants et approvisionneurs. Sinon, les trois autres : les maisons Faye, Ghione et Touillet, étaient uniquement approvisionneurs. Chaque soir, les producteurs livraient la récolte du jour à l’un de ces marchands.
Quelle que soit la saison, notre vie était rythmée par ces horaires : 07h-12h ; 13h30-19h30 pendant 6 jours + le dimanche matin à la belle saison. Ce qui se traduisait pour la seule rue des Créneaux, à 7h défilé de chevaux dans le sens vers la plaine, à midi les chevaux revenaient pour repartir à 13h30 et le soir, grand retour. Nous étions trois à habiter dans cette rue : Guy au n° 57, Roger au 58 et moi au 59. Malgré ce grand trafic, nous arrivions à jouer aux billes dans cette rue.
Une petite parenthèse sur cette rue des Créneaux qui se trouvait au cœur du village ancien, c’est dans cette rue du bourg que se trouvait une grande concentration d’exploitations agricoles.
Pour ma part, né au n° 59 de cette rue, j’habite au n° 63 depuis 1952. Mais je suis loin d’égaler le record de mon père qui lui est né au n° 21, ensuite a vécu au fond de l’impasse à coté de la maison des associations dans des bâtiments qui furent détruits pour la construction de l’immeuble actuel, situé au 42. Au début des années 1920, ses parents ont déménagé pour s’installer au n° 59 où je suis né et mon père a de nouveau déménagé pour se déplacer au n° 63 en 1952. Dans cette même rue, j’ajoute que dans les années 1950, en dehors de son exploitation agricole, il y en avait trois autres familles apparentées MICHEL.
Pour ma part, après de « grandes vacances » longues de 28 mois, passées en Afrique du Nord de 1956 à 1958, connues alors sous le nom « d’évènements », je me suis lancé en 1959 dans l’aventure de l’agriculture, pétri d’enthousiasme, de détermination et d’espoir, entrainant dans cette galère ma toute jeune épouse, dans un monde totalement inconnu pour elle. Micheline était originaire d’Orgeval, hameau de la Chapelle. Née en 1937, elle était l’aînée d’une grande fratrie, riche de trois filles et de trois garçons. Elle travaillait à l’époque dans les services EDF, près du Champ de Mars, au pied de la Tour Eiffel. Une courte carrière administrative de 1955 à 1960, bien remplie et propice à la découverte de la Capitale et de ses plaisirs, notamment musicaux, qui marquèrent de façon indélébile les goûts de Micheline pour la musique classique, les grands concerts et l’Opéra Garnier, où elle comptait quelques connaissances utiles pour obtenir plus aisément les billets tant convoités…
Contre toute attente, ma femme quitta cette vie citadine et culturelle pour venir m’épauler. Tous les paramètres semblaient favorables pour se lancer sur cette voie. Le détail qui m’échappait, c’est que nous abordions une décennie de fou où la France à connu un redressement spectaculaire basé surtout sur le développement industriel et laissant sur la touche des pans entiers d’exploitants agricoles avec tout l’artisanat de talent qui gravitait autour. La situation devint de plus en plus difficile jusqu’à l’apothéose de mai 68 ou, tel un Don Quichotte se battant contre les moulins, j’ai réalisé que je n’étais pas du bon côté de la barrière et que je nageais à contre courant. J’ai donc décidé de changer de cap et de reprendre tout à zéro dans une autre direction et j’ai embrayé pour une nouvelle aventure dans l’informatique pendant plus de 20 ans. Là, j’ai vite compris que je surfais sur une bonne vague. Ce virage à 180° a pu paraître un exploit pour certains, mais je peux vous certifier que ce fut plus facile que les dix années passées à essayer d’éviter d’aller dans le mur. Je ne remercierai jamais assez Micheline d’avoir pu supporter toutes ces situations jusqu’au bout.
J’ai connu plusieurs remises en question dans ma vie, mais je considère que c’est une richesse qui vous permet surtout d’apprécier les bons moments quand ils se présentent.
Je suis heureux d’avoir pu témoigner auprès de cet auditoire, aux côtés de mes amis Guy Huet, Roger Prévost et Roger Le Fer, tous anciens « cultivateurs » comme moi.
Jean-Pierre HOULLEMARE, le 10 novembre 2022.