En ce début du XXe siècle apparaît une idée nouvelle : l’univers du travail devient un sujet iconographique. Pour quelques centimes - du fait des faibles coûts de production et des progrès techniques – de simples commerçants se font prendre en photo dans leur environnement. Cela leur tient lieu de carte de visite.
Nous sommes le 31 mars 1907. Dans Vernouillet, rue de Culoisel, une épicerie–mercerie–fruiterie, celle d’Émile Pelletier – ses prénom et nom sont peints sur les vitres au-dessus de la porte d’entrée. Il est secondé par Louise, son épouse et ses filles, Émilienne et Lucienne. Lieu de travail et domicile se confondent. L’homme au paquet soigneusement ficelé est le charretier qui livre les produits locaux et les marchandises transitant par la gare distante d’un kilomètre. C’est un moment de grande fierté, visible sur le cliché : à l’occasion de vœux tardifs, le fils aîné envoie à ses parents, Désiré et Rose, « propriétaires à Sailly » (autre source de fierté) – la photo–carte postale témoignant de sa réussite. Joie de courte durée : le jeune quadragénaire n’a plus qu’un an à vivre.
En vitrine, une réclame pour les chocolats Meunier et un assortiment de cartes postales : les rues animées de Vernouillet, son église, les bords de Seine… Un panneau précise que le client trouvera ici beurre, œufs et fromages. A l’intérieur de l’attelage hippomobile tiré par deux percherons, un tonneau, une caisse de bouteilles de vin et un seul produit clairement identifiable : les savons Diaphane. Il est trop tôt pour y trouver l’huile d’olive de son frère cadet. Le toujours très élégant Octave Pelletier (1878-1943), au parcours hors norme – aide de postes, employé d'usine, enseignant, hypnotiseur, écrivain, éditeur, espion / contre-espion polyglotte au Contrôle Postal de Dieppe lors du Premier conflit mondial, ne fondera sa Maison d’Huiles d’Olive de Nice que le 1er juin suivant.
Gare de Vernouillet, sur les quais à l’arrivée du train vapeur, son autre frère, Edmond (1871-1950), courtier en alimentation à Paris. D’une fratrie de quatre, je n’oublie pas de mentionner leur sœur cadette, Angèle Mongrédien (1879-1971), mon arrière-grand-mère, mariée à quinze ans à Breteuil-sur-Iton, Eure et veuve de guerre à trente-sept.
Émile est né le 5 août 1865 à Drocourt, Seine-et-Oise. Il suit ses parents à Brueil-en-Vexin (1871) puis Bémécourt, Eure (vers 1878) et trouve un emploi de jardinier à Meulan en 1886. Le 25 septembre de cette même année, il épouse Louise Pailleur, née le 22 novembre 1865 à Mézy-sur-Seine où elle demeure – le mariage se déroule traditionnellement au domicile de la future épouse. Mais les jardiniers sont parfois nomades : à Meulan (1886) succède Vaux-sur-Seine (1889) – où naît Émilienne le 6 janvier 1889, Médan (1891) – où Lucienne voit le jour le 24 août 1893 et enfin Vernouillet (1901) où il réalise le rêve de tout maraîcher ambitieux : ouvrir son propre commerce.
Louise, devenue patronne au décès prématuré d’Émile le 7 février 1908, ne revend son épicerie qu’après 1921 et s’installe au 33, rue de Poissy – qui deviendra la rue Eugène Bourdillon entre 1930 et 1933. Ses successeurs sont un certain Villeneuve qui fait faillite le 8 novembre 1924 puis Charles Delille. Louise décède nonagénaire le 29 juillet 1958 ; Lucienne, désormais seule, le 29 septembre 1974. Avec elle s’éteignent les Pelletier de Vernouillet-Triel.
Émilienne et Alphonse Oréel, les inséparables
Naissance d’Alphonse Oréel, le 23 octobre 1883 à St-Pol-sur-Mer, Nord. Domicilié à Poissy avec ses parents, il épouse Émilienne Pelletier, le 22 janvier 1910 à Vernouillet. Cette même année – du 18 janvier au 8 mars – la Seine connaît une crue qui occasionnera de nombreux dommages et qui vaudra à son frère Julien, maître de bateau lavoir à Conflans-Ste-Honorine, de recevoir sa deuxième médaille de sauvetage. Le registre militaire d’Alphonse nous apprend qu’il a les cheveux châtain clair, les yeux gris bleu et qu’il fait 1 m 66. L’époque était aux hommes de courte taille. Le couple s’installe 15, impasse St-Étienne – aujourd’hui impasse Décaris – non loin de la boutique. 1921 : “La troupe acrobatique du pont suspendu”,
comme les surnommait affectueusement le facétieux Octave, décide de s’éloigner. On leur connaît deux adresses trielloises : rue du Pont (rive droite) et Rive Gauche – aujourd’hui quai Aristide Briand (depuis 1954). Formé par son père, charpentier patron, Alphonse y est loueur, réparateur et constructeur naval – de fauvettes(*) notamment et passeur sur Seine indépendant.
Le chantier nautique de son voisin, Victor Mallard, créé en 1896, plus imposant, proposait un service de gardiennage et d’hivernage des bateaux. La buvette date des années 20 et sera bientôt suivie d’un restaurant qui ne fermera qu’en 1974. En plus des traditionnelles guinguettes des bords de Seine, « au trémolo des p'tits oiseaux » comme dit la chanson, était organisé, une fois l’an, un concours de pêche avec défilé et fanfare. Certains participants étaient déguisés, d’autres travestis. En clôture, le très attendu et toujours convivial « Apéro géant ». Et comme nombre de Triellois et Vernolitains apprenaient la natation dans la Seine, les Mallard organisaient, chaque année au moment de la Fête du Pont dans le pré, leur « chasse aux canards »: les participants devaient attraper à la nage les volatiles dont on avait légèrement coupé une aile afin d’éviter qu’ils s’envolent. Excellents nageurs, les Mallard étaient souvent récompensés. D’où le dicton local, longtemps resté dans les mémoires : « Trois quarts des canards, c’est pour Mallard » !
Juin 1940. Le pont suspendu est détruit pour tenter de freiner l'avancée allemande. Un petit bac est mis en service en 1941, un autre supportant les véhicules vers 1943 et en 1945, une passerelle pour cyclistes et piétons. L’Association des Pêcheurs Triellois renoue, après guerre, avec ses concours annuels. Le pont actuel date de 1956.
Alphonse Oréel décède le 17 février 1963 et Émilienne, dix-neuf jours plus tard, le 8 mars. En 1966, Robert Mallard, qui avait acheté la maison et le chantier naval en viager, reprend l’entreprise. Au pied du Monument aux Morts du cimetière de Vernouillet, allée des Érables, la tombe 801, celle d’Émile, Louise, Émilienne, Alphonse et Lucienne et sur une pierre commémorative, l'énigmatique signature : “Ses amis des voyages”.
Franck Sainte-Martine, arrière-petit-neveu d’Émile Pelletier.
Franck Sainte-Martine est artiste plasticien, ex-choriste, monographe, initiateur et co-auteur du livre d'artiste Dreamland.
(*) « Fauvette », avec une majuscule, est associé à une série d'embarcations : remorqueur, vedette de passagers, bateaux de pêche. Localement, ce nom propre s’est transformé, dans l'usage, en nom commun pour désigner une embarcation de 4m50 de long qui permet de pêcher des chevesnes à la mouche fouettée sous les buissons.
Sources
Archives départementales des Yvelines ; mairie de Vernouillet ; site « Triel, Mémoire et Histoire » et notamment l’article L’entretien avec M. Robert Mallard de Dominique Aerts.
Remerciements à Mme Maryse Roullot de Vaux-sur-Seine, Mme Danièle Houllemare et MM. Robert Mallard et Daniel Biget de Triel-sur-Seine, Mme Aurélie Bentz et MM. Henry et Thomas Pefferkorn de Vernouillet.
Photos : collection Franck Sainte-Martine.