Aujourd'hui, il paraît tout naturel d'avoir, à proximité de son lieu d'habitation, une école communale.
A l'Hautil, un hameau éloigné de Triel, peu peuplé, presque perdu dans les bois, il n'y en avait pas jusque dans le dernier quart du XIXe siècle.
Comment, avant la fameuse loi de Jules Ferry de 1881 sur la gratuité, la laïcité et l'obligation de l'enseignement primaire, a-t-on pu construire une école dans le hameau d'une commune disposant déjà d'un établissement d'enseignement ? Quelles en étaient les caractéristiques ?
Petite chronologie
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1789
L'Église n'a plus le monopole de l'enseignement. L'enseignement public et laïque est créé mais le primaire reste à l'état embryonnaire.
1833
Guizot, ministre de Louis-Philippe, impose dans chaque commune la création d'une école primaire financée au niveau local mais il n'institue pas l'obligation scolaire. Les enfants pauvres doivent être reçus gratuitement.
1841
Une loi interdit le travail des enfants avant huit ans et avant douze ans s'ils ne peuvent poursuivre des études en même temps.
1848
Hippolyte Carnot, ministre de l'Instruction Publique, entreprend une réforme fondée sur les principes de gratuité, d'obligation et de liberté mais il est contraint de démissionner.
1850
Le ministre Falloux promulgue une loi d'inspiration cléricale et maintient l'entretien pour chaque commune d'au moins une école primaire.
1863
Victor Duruy lance des campagnes en faveur de l'obligation et de la gratuité, développe le certificat d'études et les bibliothèques scolaires (celle de Triel date de cette année-là).
1867
A l'exposition universelle figure une section de l'instruction primaire.
1881
Jules Ferry décrète l'enseignement primaire gratuit, laïque et obligatoire.
Nécessité d'une école à l'Hautil
Les enfants de l'Hautil allaient à l'école à Triel et ceux d'Ecancourt à Jouy-le-Moutier, chaque commune étant distante d'au moins trois kilomètres de son hameau;
Un écolier qui aurait pu être un petit hautillois raconte son trajet par temps de neige :
« Heureusement, nous étions une dizaine d'élèves, et quand la route était couverte de neige, nous marchions en ligne. Le premier frayait le chemin et passait le dernier quand il était à bout de forces. Le second prenait sa place, et tous y passaient successivement. De cette manière, chacun se reposait de sa fatigante corvée. Mais nous arrivions les pieds mouillés, les bas et les chaussures garnis de neige en-dedans et au-dehors, et il fallait les faire sécher autour du poêle. »
Les habitants de l'Hautil demandaient depuis plusieurs années la création d'une école et sans doute aussi ceux de Triel, puisque dans une seule classe, il y eut entre 1839 et 1874, jusqu'à 140 enfants. De plus, le besoin d'instruction s'est progressivement fait sentir : l'oisiveté et le vagabondage des enfants étaient de véritables fléaux. Certes, au peuple est réservé un enseignement primaire rudimentaire mais que l'on commence à juger indispensable. Les idées des philosophes du XVIIIe siècle dont Jean-Jacques Rousseau avec Emile ou l'éducation se répandent dans la société. La femme même de Guizot, Pauline de Meulan s'intéresse à l'éducation avec une approche psychologique et pédagogique.
Lors de la guerre de 1870, le conscrit prussien alphabétisé et capable de lire une carte a triomphé du soldat français illettré et parfois non francophone.
Obtention des fonds
Les autorités municipales repoussent souvent les demandes de leurs administrés. Les préfets les poussent à créer des écoles mais refusent de financer les projets comme ce fut le cas le 14 juillet 1874 à l'Hautil. Les dons sont fréquents mais accordés la plupart du temps aux congrégations religieuses.
A l'Hautil, un certain Monsieur Cahagne, capitaine de frégate, propriétaire du château d'Ecancourt, se chargea de l'acquisition du terrain et de la construction du bâtiment, aidé d'ailleurs par le concours empressé de la population et par des souscriptions venues des différents points de la commune.
Le coût fut de 10000 francs de l'époque. M. Cahagne en paya la plus grande part avec comme condition que les enfants d'Ecancourt puissent aller à cette école.
A cette période (1871-1875) la municipalité de Triel ne participa au financement qu'avec beaucoup de réticences. La subvention de l'État ne fut pas obtenue, le dossier de demande n'ayant pas été transmis en temps utile.
Ce fut donc M. Cahagne, depuis Cherbourg où il était en garnison en tant qu'officier de marine, qui organisa de 1873 à 1875 l'achat du terrain (à son nom, acte de vente chez le notaire de Triel, prix: environ 1000 francs), la construction des bâtiments, la collecte des fonds et les démarches administratives pour l'ouverture de la classe.
La construction
L'architecte fut M. Pompée qui avait fait paraître un article dans Le Petit Journal où il vantait les plans de l'école pour se faire de la publicité. M. Cahagne, qui l'apprit, en fut très mécontent car il ne voulait pas de bruit autour de cette entreprise.
La pose de la première pierre eut lieu le 28 juin 1874 et l'inauguration le 11 octobre 1875. La construction et l'aménagement de l'école ont donc duré quinze mois et demi.
A l'inauguration, seules la maison de l'instituteur et une classe unique mixte existaient ainsi que deux cours de récréation de 4 ares 90 chacune.
En 1880, les 73 enfants ont à leur disposition un w.c. pour filles, deux pour garçons.
En 1886 fut créée la deuxième classe ; les 44 garçons vinrent dans ce qui est maintenant la classe des grands et les 25 filles dans ce qui est la classe des petits. Garçons et filles furent séparés même lors des récréations : la cour où se trouvent actuellement les tilleuls fut attribuée aux filles et celle qui est actuellement goudronnée aux garçons.
En 1891, furent construits les préaux, un pour les filles, un pour les garçons.
Pour la commune, la location de l'école et du logement revint à 550 francs par an (bail de neuf ans). L'ensemble fut racheté en 1890 par Triel pour la somme de 10500 francs, prix prévu dans le contrat passé entre M. Cahagne et la commune.
L'instituteur
Par arrêté du 20 septembre 1875, Athanase Goule, âgé de 22 ans, marié et père de deux enfants, fut désigné pour remplir cette charge à l'Hautil.
L'instituteur était exempté, par un engagement décennal, de l'obligation militaire. Il devait fournir un certificat de moralité et un brevet de capacité qu'il passait devant une commission de sept personnes. Une partie de ce brevet portait sur l'instruction religieuse. Il devait d'ailleurs professer une des trois religions (catholique, protestante ou israélite).
Son traitement était faible : pour M. Goule, la commune payait 800 francs par an auxquels s'ajoutaient les 600 francs des élèves payants. Les maîtres n'avaient que peu de perspective de progression et il leur fallait être secrétaires de mairie ou même ouvriers agricoles pour compléter leur revenu. M. Ozanne évoque un document de 1787 où la paroisse autorisait le maître « à quêter, lors des vendanges, le vin que les habitants voulaient bien lui donner ».
En 1863, Duruy relève les salaires.
En 1875, Wallon organise une carrière.
A M. Goule succédèrent M. et Mme Geffroy, M. et Mme Leriche, M. et Mme Lebailly, M. et Mme Hesling jusqu'à la fin du siècle.
Vie pratique
Vêtements
Les écoliers portaient une grande blouse foncée et avaient des galoches ou des sabots de bois aux pieds. A partir de 1928, l'Amicale de l'école de l'Hautil qui venait d'être créée fournissait aux enfants les plus défavorisés une blouse noire avec les lettres A.H. (Amicale de l'Hautil) brodées en rouge et une paire de galoches que les parents devaient entretenir.
Chauffage
En 1875, la classe était chauffée par un poêle à bois. La commune de Triel fournissait le combustible. Par la suite le poêle fut à charbon.
Ce système de chauffage occasionnait des problèmes d'aération et de brûlure. L'insalubrité était réelle pour différentes raisons encore : en 1899, M. Ozanne se plaint d'odeurs insupportables provenant des lieux d'aisance mal placés et des puisards qui reçoivent les eaux d'égout.
Cantine
Il n'y avait pas de cantine à l'origine. Les enfants faisaient réchauffer leurs gamelles sur le poêle. La cantine a ouvert en 1929 et elle a fonctionné dans les classes provisoirement, avant que le préau de filles ne soit fermé grâce à un don de Mme Leiris, présidente de la « section de bienfaisance ». Le 10 Décembre 1940, la cantine cesse de fonctionner à cause des événements. Les instituteurs de l'époque sont M. et Mme Ledoux.
Coût de l'enseignement
La commune payait le maître et pouvait donc envoyer auprès de lui les enfants indigents.
Les parents des autres enfants payaient l'écolage.
Apprendre à lire coûtait 75 centimes par mois, à lire et à écrire 1 franc et pour les autres connaissances, il fallait débourser 1,50 franc.
Rythme scolaire
Un clocheton (maintenant supprimé) situé sur le toit de la maison de l'instituteur contenait une cloche dont la marraine avait été Mme Basseau, nièce de M. Cahagne. Cette cloche sonnait à 8 heures moins le quart et à 12 heures 45. Les sorties se faisaient à 11 heures et à 16 heures. Les dates des vacances étaient les suivantes:
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Jour de l'an
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Mardi gras
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Dimanche et lundi de Pâques
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Ascension
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Dimanche et lundi de Pentecôte
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Grandes vacances : du 1er août au 1er octobre
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Le jour de la Toussaint
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Le jour de Noël
Dans la semaine, l'école était fermée le jeudi et le dimanche.
Mais pour certains écoliers ruraux, l'absentéisme pour cause de travaux des champs pouvait être de six mois dès l'âge de 5-6 ans. M. Ozanne écrit qu'en 1760 l'école de Triel « comptait 150 élèves en hiver ».
Pédagogie
Elle dépend d'abord du mobilier. Or l'école a ouvert en 1875 avec du mobilier « divers » prêté par les habitants de l'Hautil. Le 21 octobre, le conseil municipal autorise le maire, M. Bonnet, à acquérir ou à faire confectionner : une estrade élevée de deux marches avec table-bureau, une cloison en bois de 1,50 m de hauteur pour séparer filles et garçons, 18 tables à quatre places avec dessus formant pupitre et avec sièges adhérents, 3 tableaux noirs dont 2 sur chevalets mobiles. En 1880, un poêle, un thermomètre, une horloge, des tables pour tous les élèves, un compendium métrique, un tableau mural, des poids et mesures, un globe complétaient le mobilier.
La pédagogie dépend aussi des manuels qui, au début du XIXe manquent ou sont souvent dépareillés. Les enfants apportaient des baux ou leur livre de messe pour apprendre à lire. Ils apprenaient ainsi à lire le latin qu'ils ne comprenaient pas. A l'Hautil, en 1880, les enfants avaient des livres de lecture, de grammaire, d'arithmétique, d'histoire, de géographie,de sciences naturelles et d'instruction religieuse. Les instituteurs faisaient étudier par cœur les 1200 questions-réponses du catéchisme. Ils ne devaient surtout pas les expliquer car on craignait les hérésies. Un christ était d'ailleurs mentionné dans l'inventaire du mobilier. Il y avait en outre deux heures de gymnastique par semaine et de la couture pour les filles.
Après la scolarité
Après les cours préparatoire, élémentaire intermédiaire et supérieur, les élèves passaient le certificat d'études. Il n'existait guère de passerelle entre le primaire et le secondaire. A 13 ans les grands élèves quittaient l'école ; ils allaient en apprentissage chez un patron ou directement au travail comme tâcherons. Les métiers des garçons étaient agriculteurs, carriers, plâtriers, bûcherons, charcutiers, cuisiniers, plombiers, maçons... Les filles restaient le plus souvent à la maison pour aider leur mère, ou allaient apprendre la couture, partaient comme domestiques, étaient fermières, blanchisseuses, repasseuses, femmes de ménage.
Conclusion
Au XIXe siècle, des esprits éclairés ont la religion de l'école : pour Victor Hugo, « L'école est sanctuaire autant que la chapelle ». Pour l'orléaniste Guizot: « Il faut tâcher de rendre toutes les communes propriétaires d'une maison d'école, de même qu'elles le sont d'une église ». Le bonapartiste Duruy estime que le certificat d'études est l' « acte de baptême d'un être intelligent ».
L'école de l'Hautil est l'illustration de ce progrès : On est passé d'un établissement où la salle de classe est parfois le logement du maître, où chaque élève apporte sa bûche pour le chauffage à une école bien agencée. Le maître-dompteur souvent congréganiste usant de la férule a laissé place à un normalien mieux formé. La pléthore d'élèves abrutis par le par cœur ou livrés à eux-mêmes est devenue un effectif plus raisonnable où les héros sont des disciples méritants récompensés lors des distributions de prix.
Mais la religion est encore dans l'école : d'ailleurs, selon le procès-verbal de M. Dupuis, adjoint au maire, le 11 octobre 1875, date de l'installation de l'instituteur M. Goule, « le curé de la commune de Triel, appelé par le vœu unanime des habitants de l'Hautil, a procédé, en présence de l'assemblée recueillie, à la bénédiction du nouvel établissement scolaire ». De plus, un christ figure dans chaque classe, le catéchisme est une matière dominante.
Il faudra attendre le républicain Jules Ferry pour que l'école et son maître soient libérés de l'emprise de la religion et qu'il n'y ait plus d'injustices si criantes et discriminatoires entre les enfants.
Françoise.
Sources
G. Beaujard et D. Biget |
Triel-sur-Seine, son histoire, ses légendes |
F. Reboul- Scherrer |
La vie quotidienne des premiers instituteurs (1833-1882) |
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Une école Célestin Freinet à l'Hautil 1996-1998 document communiqué par Claude Barouh |
M. Ozanne, instituteur |
Rapport sur la commune de Triel en 1899 |
M. Dupuis, adjoint au maire |
Procès-verbal d'installation de l'instituteur |